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mardi 3 avril 2018

Les étrangers de Éric Pessan et Olivier de Solminihac

Je devais rencontrer Eric Pessan et Olivier de Solminihac ce soir à La Mouette rieuse (qui est bien davantage qu'une librairie) pour en savoir davantage sur Les Étrangers, un roman qu'ils signent de leurs deux patronymes (les prénoms ne figurent pas sur la couverture, très sombre, éclairée d'une typographie orange) et qui paraîtra demain à l'Ecole des loisirs.

L'action démarre dans une gare mais ça n'a pas été de bonne augure pour Eric Pessan qui est resté à quai à Nantes. Seul Olivier a réussi à venir des Hauts de France où se déroule d'ailleurs l'histoire.

Les deux compères se connaissent de longue date même s'ils n'avaient pas encore travaillé ensemble. Leur collaboration est née de l’impossibilité dans laquelle Olivier s'engluait, dans la construction d’un roman associé à un gros travail d’archives et de documentation, trop lourd à faire avancer.

Il a voulu "passer à un autre projet", d’écriture cela va de soi, mais pas tout seul. Eric pouvait être le bon associé. Parce qu’ils ont ensemble des affinités, qu’ils ont tous les deux publiés à l’École des loisirs, donc dans un cadre connu de tous les deux. Et parce qu’Eric (aussi) a publié comme lui des ouvrages avec des plasticiens. Tout cela laissait pressentir qu’ils pourraient passer outre les difficultés s’il en survenait.

Eric donna immédiatement un accord de principe alors même qu’aucun des deux ne savait de quoi il pourrait être question, quelle thématique ils allaient explorer, ni quand ils seraient disponibles pour y travailler ensemble.

La situation de départ s'est construite en l’espace de quelques semaines : une gare désaffectée, des rails, un garçon de quinze ans et l’exigence d’écrire sur un thème d’actualité. Eric vivant à Nantes, Olivier à Dunkerque, les circonstances imposaient de fonctionner à distance, en écrivant chacun un chapitre, à tour de rôle.
Olivier se lança le premier et envoya son texte à Éric, en n’espérant pas une réponse avant deux semaines. Le deuxième chapitre arriva trois jours plus tard dans sa boite mail, prouvant que son compère s’était pris au jeu. L’émulation fut constante jusqu’au dernier chapitre qu’ils ont voulu faire ensemble. Ils se sont donné rendez-vous sur Messenger, entre 9 heures et 11 heures 15, s’accordant chacun cinq minutes pour écrire autant qu’il le voulait, et autant qu’il le pouvait. Voir le livre avancer sous leurs yeux est une chose très surprenante dont Olivier se souvient avec émotion et qu’il compare à un travail d’improvisation théâtrale.

Ils ont arrêté quand l’un a dit à l’autre, c’est ton tour mais je crois que la fin est arrivée. Plus tard Eric a juste voulu modifier une petite chose.  Il fallait bien que ce livre là aussi contienne une allusion à un des habitants de la fameuse tour (imaginaire, située à Saint-Herblain, près de Nantes) de dix-huit étages qui fournit systématiquement au moins un personnage à l'auteur. Et comme ils ne voulaient pas être prisonniers d’un dispositif, ils ont retravaillé ultérieurement sous le regard de leur éditrice, Véronique Haïtse.

Olivier a "naturellement" proposé de nous lire le premier chapitre dont on apprendra plus tard que c’est lui qui l’a écrit. Je note les ou/ou, et les points de suspension attisant l’envie d’en savoir plus. J’entends un tutoiement dont je me demande à qui il est adressé.

L'auteur reconnait que ce qu'il préfère dans l’écriture c’est la lecture, à voix nue ou sur une musique  (alors qu’il ne peut pas écrire en écoutant un morceau, même s’il a pu le passer 70 fois de suite juste avant). La lecture c’est le plaisir de l’interprétation et il nous en offre plusieurs moments ce soir.

L'écriture construit un roman haletant qui s’est tissé au fil des échanges entre les deux écrivains.  Quand Eric reprend la plume pour la deuxième fois (chapitre 4) il ignore totalement ce qui adviendra dans le suivant puisque c'est Olivier qui en aura la charge. La forme est par voie de conséquence plus tendue et le lecteur perçoit cette incertitude. Nous ne sommes pas dans un contexte classique où l'auteur peut nous balader sans perdre de vue la fin qu'il a déjà anticipée ... et nous entrainer dans une voie surréaliste comme on entrerait physiquement dans un rêve.

Basile ne sait pas ce qu'il fait là, nous dit-il (p. 24), nous non plus. Nous sommes pour une fois à égalité de suspense, l'auteur, le personnage, et moi. Chaque fin de chapitre prend une allure de main tendue que le début du suivant tarde un peu à saisir, dans un esprit de farouche indépendance :

Je crois que je sentais que cette histoire me dépassait, comme si ce n'était pas moi qui l'écrivais, que d'une certaine façon elle s'écrivait d'elle-même. (p. 30)

L'intrigue se déroule en une nuit, sauf le dernier chapitre. Basile grandit dans une relative solitude. Il sait que de nombreux migrants passent dans la région. Il a entendu parler des camps et des trafics, des jeunes gens qui s'accrochent sous les camions et en meurent parfois. Il sait tant et tant de choses qui le concernent si peu ! Tout change lorsqu'il croise quatre garçons dans une gare désaffectée. Ils sont à cran, ils se cachent, la police les cherche depuis qu'ils ont fui le centre pour mineurs isolés. Quand l'un d'entre eux se fait enlever par des passeurs, Basile n'a plus le choix. Il s'embarque dans une nuit sans fin à la recherche de ce garçon qu'il ne connaît pas, cet étranger, prisonnier de la mafia.

Le roman pose la question du courage. On ignore tellement de choses sur soi, qu'on ne peut pas présupposer de son courageux ou sa lâcheté lorsqu'on sera confronté à une situation extrême (p. 105). Chacun des deux auteurs a tendu des perches, pour amener le récit vers quelque chose qui provoquera une réaction ... ou pas. Il y a une part de jeu sourit Olivier qui se lève pour lire le chapitre 5.

On y remarque que les gamins en fuite portent les noms du premier vers du poème de Gérard de Nerval, El Desdichado : le Ténébreux, le Veuf, l'Inconsolé. La poésie est la petite touche personnelle d'Olivier alors qu'Eric introduira des effets à la manière de Stephen King. De fait le chapitre 6 suinte de peur. Il est très fort pour glisser des marqueurs de l’époque contemporaine. Il n’hésite pas à employer des termes comme Facebook et IPhone alors qu’Olivier utilisera plus spontanément les mots messagerie et téléphone portable.

Malgré une écriture tremblée, qui va vite, et qui reste imprévisible, chacun s'est laissé influencer par l’autre, ami ou adversaire, si bien qu'au fil des mots le lecteur oubliera qu'il y a deux auteurs. Pourtant il y a eu peu de travail pour harmoniser les chapitres. Sans dévoiler le dernier chapitre, on devine (on est dans le domaine de la littérature jeunesse qui impose tout de même une fin positive) que Basile sera pris petit à petit dans une aventure qui l’amènera à sauver un migrant des griffes de la mafia. Le résultat n’est pas un ouvrage qui a une vocation documentaire mais Calais se trouve à 25 minutes de Dunkerque où réside Olivier. C’est un des aspects de son quotidien.

Eric Pessan a déjà publié une trentaine de livres. Plusieurs ont été chroniqués sur A bride abattue.  Olivier de Solminihac est né en 1976 à Lille. Il a publié lui aussi à l'Ecole des loisirs, mais aussi aux éditions de l’Olivier, et aux éditions Caedere. Il a écrit beaucoup de romans de littérature jeunesse et ado, et deux albums chez Sarbacane. Il avait déjà fait l’expérience de l'écriture continuée, au travers de 7 chapitres seulement, par 7 auteurs différents, pour un petit livre, aux allures de conte philosophique qu'il faut mettre entre toutes les jeunes mains, Le dur métier de loup, collection Mouche, Ecole des loisirs, 2012.

Tous deux se connaissent depuis 6-7 ans, s’étaient croisés quelques fois, avaient reconnu leurs affinités littéraires et entretiennent une estime réciproque. Leur véritable rencontre remonte à une résidence d’auteurs qui eut lieu à Béthune dans le cadre des Lettres Nomades (dont Olivier est administrateur de l’association organisatrice).
Les étrangers de Éric Pessan et Olivier de Solminihac, collection Medium (13 ans et +), Ecole des loisirs, à paraitre le 4 avril 2018, Photographie de couverture: Alex Majoli

La Mouette rieuse s'est ouverte il y a quelques mois au 17 bis rue Pavée, 75004 Paris

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