J'avais beaucoup apprécié Les loyautés l'année dernière, estimant que Delphine de Vigan nous offrait là un livre puissant, très contemporain, qui posait un regard bienveillant sur les adolescents qui sont maltraités et qui s'enferment dans le silence.
Elle poursuit dans cette veine avec le même talent, en s'intéressant cette fois à la détresse des personnes âgées privées progressivement d'élocution. A la différence du précédent, il n'y a pas de débat : les protagonistes mettent tout en oeuvre pour que les choses se passent au mieux, même si le processus, une fois enclenché, ne peut qu'être ralenti, sans être stoppé.
Mais à l'image du précédent, le lecteur suit les étapes d'une enquête dont la résolution apporte la clé pour comprendre le message du roman ... lequel n'est pas, en fin de compte, très éloigné de celui des Loyautés.
C'est l'histoire de Michka que nous racontent Marie et Jérôme, à partir de l'instant où la vie de la vieille dame prend un virage qui n'a rien de follichant. Je mets le mot en italiques parce que vous allez croire que je me suis mal relue mais c'est bien de cela qu'il s'agit, et l'auteure n'use ni de gants, ni de guillemets pour nous faire vivre les dernières semaines de Michka. C’est triste, mais pas désespérant.
C'est une histoire d'amours, écrite au pluriel. Marie a été secourue par Michka quand elle était enfant. Jérôme est l'orthophoniste de l'EHPAD où l'octogénaire vient d'entrer parce qu'elle s’inquiète de ne plus parvenir à dire le mot juste. Ça peut être tellement dangereux un mot si on se trompe d'usage. Elle enchaine les lapsus à l’instar de Fabrice Luccini dans le film Un homme pressé. Mais ce qui était amusant au cinéma devient bouleversant dans le roman de Delphine de Vigan en raison de la justesse des émotions. Et de l'irréversibilité de la situation.
Jérôme et Michka en ont parfaitement conscience même s'ils ne le disent pas de la même manière : On peut juste ralentir les choses, mais on ne peut pas les arrêter (p.47). On est des vieilles. Il faut être réalistique, au bout d'un moment, ça peut plus durer.
On m'avait prévenue : le livre peut faire pleurer de la première à la dernière page. J'ai longtemps résisté, refusant de me projeter dans un des personnages (chacun est touchant). Je n'ai pas senti venir les larmes avant la page 130. Et les contenir fut difficile mais je n'ai aucun regret et je recommande cette lecture parce que le texte a une intense dimension poétique, et une force de vie surprenante qui fait qu'en fin de compte il devient vivifiant.
La définition de la vieillesse y est implacable, plus encore que le naufrage dont André Malraux qualifiait cette étape. Vieillir, c'est apprendre à perdre. Encaisser, chaque semaine ou presque, un nouveau déficit, une nouvelle altération, un nouveau dommage (...) Perdre ce qui vous a été donné, ce que vous avez gagné, ce que vous avez mérité, ce pour quoi vous vous êtes battu, ce que vous pensiez tenir à jamais.
Comment l'auteure a-t-elle si bien réussi à capter la lente dégradation du langage de la vieille dame ? Cela restera un mystère. L’écriture n’est jamais appuyée. Les dialogues, car le livre est très dialogué, (en toute logique puisque le langage est au cœur de l'histoire) sont très justes. Chaque erreur de langage a du sens parce que Michka parle sans filtre et surtout elle ne prononce aucun mot qui ne vienne du coeur. C’est remarquable.
Tu penses que je me plante ... que je me plainte, mais ça fait du bien de m'épandre (p.65). La sincérité de cette femme qui nous tend le miroir de ce qu'on peut devenir (et c'est ce qui nous trouble en premier lieu) est telle qu'on lui doit bien cela, l'écouter, suivre le cheminement de sa pensée, l'accompagner dans son dernier voeu, retrouver le couple qui l'a recueillie pendant la guerre afin de lui témoigner sa reconnaissance.
L'histoire de Michka est semblable à celle de Marie puisqu'elle a été la maman de substitution de la jeune femme. Chacune le sait et elles se feront des confidences magnifiques.
Michka a déjà essayé de retrouver ses bienfaiteurs, avec le concours de Marie mais sans réussir. Il y a maintenant urgence parce qu'elle sait qu'elle est au bout du rouleau. Cette obsession la torture, lui fait faire des cauchemars, que nous partageons avec elle ... puisqu'elle nous les offre, cette fois dans une langue qui ne fourche plus.
Ses espoirs pourraient se tourner vers Jérôme, dont c'est le métier d'aider à conserver le langage. Il faudrait pour cela croire à un miracle. Le jeune homme voit bien qu'elle résiste : elle m'attend sans faire semblant. Ici attendre est une occupation à part entière (p.87).
Michka est persuadée que rien ne s'arrangera pour elle. Elle consent sans approuver chaque proposition de Marie pour améliorer son quotidien : D'abord ... si tu veux.
Les exercices d'orthophonie imaginés par Jérôme ne l'aident pas beaucoup. Pour dire vrai, elle a renoncé. Elle se contente de renvoyer la balle (p.141). Mais elle pense encore que rien n'est perdu pour ses amis, Marie et Jérôme. Ce garçon a lui aussi une blessure à l'âme et la vieille dame l'a perçue. Alors elle mettra tout en oeuvre, avec une ténacité qui force l'admiration, pour l'amener à panser la plaie ... comme elle va le faire aussi pour Marie qui devra prendre sa solution (décision) seule.
Ce livre m'a bouleversée parce que je serais effrayée de devenir comme Michka. Qui ne le serait pas ? Il a résonné en moi en me rappelant les moments passés auprès de maman qui, elle aussi, employait un mot pour un autre, donnant à ses confidences un tour souvent profond. J'ai longtemps cru qu'un secret de famille surgirait au détour d'un lapsus... et le regret est immense de n'être pas parvenue à élucider le mystère de ses paroles.
Le roman m'a bouleversée aussi par son aspect positif. On dit facilement merci (même si on sous emploie ce mot dans notre culture) mais exprimer sa gratitude ... c'est une autre affaire. Trop de pudeur ou de maladresse nous bloquent avec absurdité dans une posture plus respectueuse qu'affectueuse.
Delphine de Vigan l'emploie au pluriel et elle a raison parce que finalement la gratitude est interactive et réciproque. La synchronicité de la vie est sans bornes. J'ai reçu, alors que lisais ce livre, un témoignage de gratitude pour quelque chose que j'avais fait trois mois plus tôt, en lien avec un évènement qui s'était déroulé presque trente ans auparavant, qui de mon point de vue n'avait rien d'extraordinaire. Avoir la certitude, si longtemps après, qu'on a changé (positivement) le cours de la vie de quelqu'un est un choc extrême. Je souhaite à chacun de le vivre. C'est un merci puissance mille.
Les gratitudes de Delphine de Vigan, chez JC Lattès, en librairie le 6 mars 2019
Pour lire d'autres chroniques parues sur le blog à propos de parutions antérieures de Delphine de Vigan, c'est ici
C'est une histoire d'amours, écrite au pluriel. Marie a été secourue par Michka quand elle était enfant. Jérôme est l'orthophoniste de l'EHPAD où l'octogénaire vient d'entrer parce qu'elle s’inquiète de ne plus parvenir à dire le mot juste. Ça peut être tellement dangereux un mot si on se trompe d'usage. Elle enchaine les lapsus à l’instar de Fabrice Luccini dans le film Un homme pressé. Mais ce qui était amusant au cinéma devient bouleversant dans le roman de Delphine de Vigan en raison de la justesse des émotions. Et de l'irréversibilité de la situation.
Jérôme et Michka en ont parfaitement conscience même s'ils ne le disent pas de la même manière : On peut juste ralentir les choses, mais on ne peut pas les arrêter (p.47). On est des vieilles. Il faut être réalistique, au bout d'un moment, ça peut plus durer.
On m'avait prévenue : le livre peut faire pleurer de la première à la dernière page. J'ai longtemps résisté, refusant de me projeter dans un des personnages (chacun est touchant). Je n'ai pas senti venir les larmes avant la page 130. Et les contenir fut difficile mais je n'ai aucun regret et je recommande cette lecture parce que le texte a une intense dimension poétique, et une force de vie surprenante qui fait qu'en fin de compte il devient vivifiant.
La définition de la vieillesse y est implacable, plus encore que le naufrage dont André Malraux qualifiait cette étape. Vieillir, c'est apprendre à perdre. Encaisser, chaque semaine ou presque, un nouveau déficit, une nouvelle altération, un nouveau dommage (...) Perdre ce qui vous a été donné, ce que vous avez gagné, ce que vous avez mérité, ce pour quoi vous vous êtes battu, ce que vous pensiez tenir à jamais.
Comment l'auteure a-t-elle si bien réussi à capter la lente dégradation du langage de la vieille dame ? Cela restera un mystère. L’écriture n’est jamais appuyée. Les dialogues, car le livre est très dialogué, (en toute logique puisque le langage est au cœur de l'histoire) sont très justes. Chaque erreur de langage a du sens parce que Michka parle sans filtre et surtout elle ne prononce aucun mot qui ne vienne du coeur. C’est remarquable.
Tu penses que je me plante ... que je me plainte, mais ça fait du bien de m'épandre (p.65). La sincérité de cette femme qui nous tend le miroir de ce qu'on peut devenir (et c'est ce qui nous trouble en premier lieu) est telle qu'on lui doit bien cela, l'écouter, suivre le cheminement de sa pensée, l'accompagner dans son dernier voeu, retrouver le couple qui l'a recueillie pendant la guerre afin de lui témoigner sa reconnaissance.
L'histoire de Michka est semblable à celle de Marie puisqu'elle a été la maman de substitution de la jeune femme. Chacune le sait et elles se feront des confidences magnifiques.
Michka a déjà essayé de retrouver ses bienfaiteurs, avec le concours de Marie mais sans réussir. Il y a maintenant urgence parce qu'elle sait qu'elle est au bout du rouleau. Cette obsession la torture, lui fait faire des cauchemars, que nous partageons avec elle ... puisqu'elle nous les offre, cette fois dans une langue qui ne fourche plus.
Ses espoirs pourraient se tourner vers Jérôme, dont c'est le métier d'aider à conserver le langage. Il faudrait pour cela croire à un miracle. Le jeune homme voit bien qu'elle résiste : elle m'attend sans faire semblant. Ici attendre est une occupation à part entière (p.87).
Michka est persuadée que rien ne s'arrangera pour elle. Elle consent sans approuver chaque proposition de Marie pour améliorer son quotidien : D'abord ... si tu veux.
Les exercices d'orthophonie imaginés par Jérôme ne l'aident pas beaucoup. Pour dire vrai, elle a renoncé. Elle se contente de renvoyer la balle (p.141). Mais elle pense encore que rien n'est perdu pour ses amis, Marie et Jérôme. Ce garçon a lui aussi une blessure à l'âme et la vieille dame l'a perçue. Alors elle mettra tout en oeuvre, avec une ténacité qui force l'admiration, pour l'amener à panser la plaie ... comme elle va le faire aussi pour Marie qui devra prendre sa solution (décision) seule.
Ce livre m'a bouleversée parce que je serais effrayée de devenir comme Michka. Qui ne le serait pas ? Il a résonné en moi en me rappelant les moments passés auprès de maman qui, elle aussi, employait un mot pour un autre, donnant à ses confidences un tour souvent profond. J'ai longtemps cru qu'un secret de famille surgirait au détour d'un lapsus... et le regret est immense de n'être pas parvenue à élucider le mystère de ses paroles.
Le roman m'a bouleversée aussi par son aspect positif. On dit facilement merci (même si on sous emploie ce mot dans notre culture) mais exprimer sa gratitude ... c'est une autre affaire. Trop de pudeur ou de maladresse nous bloquent avec absurdité dans une posture plus respectueuse qu'affectueuse.
Delphine de Vigan l'emploie au pluriel et elle a raison parce que finalement la gratitude est interactive et réciproque. La synchronicité de la vie est sans bornes. J'ai reçu, alors que lisais ce livre, un témoignage de gratitude pour quelque chose que j'avais fait trois mois plus tôt, en lien avec un évènement qui s'était déroulé presque trente ans auparavant, qui de mon point de vue n'avait rien d'extraordinaire. Avoir la certitude, si longtemps après, qu'on a changé (positivement) le cours de la vie de quelqu'un est un choc extrême. Je souhaite à chacun de le vivre. C'est un merci puissance mille.
Les gratitudes de Delphine de Vigan, chez JC Lattès, en librairie le 6 mars 2019
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