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samedi 23 février 2019

Rêves aborigènes et insulaires d’Australie à la Maison des Arts d'Antony (92)

L'affluence était phénoménale malgré une météo très clémente et ensoleillée ce samedi à la Maison des Arts d’Antony pour suivre une visite commentée de la très belle exposition Rêves aborigènes et insulaires d’Australie qui est présentée jusqu'au 31 mars 2019.

Si un pays est mis à l'honneur chaque année l'Océanie n'avait jamais fait l'objet d'un accrochage. Le choix a été volontairement orienté pour célébrer uniquement des artistes aborigènes et insulaire, notamment habitants les îles du Nord. Le parcours correspond plutôt à une approche géographique qui montre la richesse et la variété des productions, néanmoins limitées à 6 régions principales, et concocté avec le concours de la galerie Arts d’Australie - Stéphane Jacob et de l’Ambassade d’Australie à Paris.

Les arts aborigènes et insulaires australiens sont la plus ancienne manifestation artistique continue de l’Homme, qui perdure de nos jours, sans cesse réactualisée. Peinture, sculpture et gravure sont partie prenante de la vie spirituelle des Aborigènes et Insulaires. La peinture se fit d’abord dans des grottes, sur le sable ou sur les corps. Les premières traces remontent à environ 50 000 ans et sont des peintures et des gravures rupestres. Cet art s’est développé de manière continue jusqu’à nos jours, sous des formes variées : peinture rupestre, sur sable, sur écorce, mais aussi gravure, sculpture, photographie, vidéo, etc. C'est seulement à partir des années 1970 que les Aborigènes se mirent à peindre sur de la toile afin de faire connaître leur art et d’y coucher leurs "rêves", ces récits mythiques dont seule une petite partie ne peut être dévoilée aux non-initiés et qui ne cessent de séduire le public.

Dans la culture aborigène, les arts visuels font partie de la vie spirituelle, dans une conception de l’univers, appelée ʺRêveʺ ou ʺTemps du Rêveʺ, désignant un ensemble de concepts indirectement traduisible, qui n’a rien à voir avec le sens que nous donnons à ce mot. Il s’agit plutôt d’un principe régissant l’ordre physique, moral et spirituel du monde, à la fois dans le passé, le présent et le futur. Pour les Aborigènes, les grands êtres ancestraux sont sortis de la Terre sous l’apparence d’humains, d’animaux ou de végétaux pour modeler le paysage, créer le jour et la nuit, le cycle de la vie, etc. Ils ont donné aux hommes une organisation sociale semblable à la leur, leur ont transmis la connaissance, le langage, la spiritualité et leur ont enseigné la danse, le chant et les arts. L’art aborigène donne ainsi une forme visuelle du Rêve, dont les artistes sont les gardiens et les médiateurs. 

Les rêves sont en effet transmis oralement pendant les cérémonies. En héritant d’un rêve dont il devient propriétaire, chaque individu devient le gardien d’un ou plusieurs sites géographiques sacrés associés au Rêve. Les artistes illustrent les voyages des ancêtres ou des esprits à travers le pays. En peignant les récits liés à son territoire, chaque artiste affirme ses droits et ses devoirs en tant que propriétaire d’une partie de la terre. 

Peuple sans écriture, les Aborigènes et les Insulaire considèrent la Terre comme leur mémoire et font d’elle leur première source d’inspiration artistique. Les œuvres d’art aborigènes ne sont ainsi pas de simples illustrations des mythes ancestraux. Expression rituelle, l’art aborigène contient sous une simplicité apparente plusieurs niveaux de lecture, dont le plus secret est ʺcryptéʺ, accessible aux seuls initiés. Les œuvres ont à la fois une dimension symbolique mais aussi didactique puisqu’elles permettent d’enseigner aux jeunes générations les récits fondateurs.

Bien que les Aborigènes et les Insulaires partagent le même concept de Temps du Rêve, le style et la technique artistiques diffèrent selon les régions. Six régions témoignent de ces distinctions : le Queensland septentrional, les îles du Détroit de Torres, les îles Tiwi, le Kimberley, la Terre d’Arnhem et le Désert.
Rappel historique : L’explorateur britannique James Cook prend possession de l’Australie pour le compte de la Grande-Bretagne en 1770 et la déclare terra nullius, ʺterre inoccupée, sans propriétaireʺ. Pourtant, Cook et son équipage ne mettent pas le pied sur un territoire vierge. En effet, les premiers habitants de l’Australie seraient arrivés par voie maritime sur l’île-continent il y a environ 50 000 ans depuis l’Asie du sud-est. On sait par ailleurs qu’ils entretenaient des contacts, notamment commerciaux, avec leurs voisins immédiats mais aussi avec des Européens dès le XVIe siècle. Le nom ʺAborigèneʺ est donné aux populations locales par les colons européens car ils pensent avoir trouvé un peuple primitif ; ʺaborigèneʺ vient du latin ab origine, signifiant ʺdepuis l’origineʺ. Les Aborigènes et Insulaires du Détroit de Torres sont donc les populations autochtones d’Australie. Lorsque les Européens arrivent, les Aborigènes sont des chasseurs, pêcheurs et cueilleurs semi-nomades. Ils vivent principalement dans le bush (la brousse), à l’intérieur des terres, et dans l’outback (le désert et la savane). Chaque groupe possède son propre territoire défini par des frontières naturelles, sa loi, ses mythes et sa propre langue. En 1770, il y avait environ 250 langues existantes, dont ne subsistent aujourd’hui qu’une cinquantaine en usage courant. L’Australie devient une colonie pénitentiaire anglaise et les premiers forçats débarquent dans la baie de Sydney en 1788. Les six colonies indépendantes d’Australie se fédèrent en 1901. Des contacts entre Aborigènes et colons se développent dès le début, des échanges se font par l’intermédiaire de médiateurs. Au cours du XIXe siècle, les colons gagnent l’intérieur des terres et s’enrichissent de la pratique de l’élevage et de la découverte de gisements aurifères, exploitant la main d’œuvre aborigène. Les Aborigènes sont ainsi spoliés de leurs terres ancestrales et installés de force dans des réserves et des missions dirigées par des blancs, parfois à des centaines de kilomètres de chez eux. La population aborigène est décimée par de violents conflits menés contre l’expansion des colons et l’expropriation de leurs terres, en sus des maladies apportées par les Européens et des ravages causés par l'alcool, échangé avec ces derniers contre des produits locaux. Des années 1910 aux années 1960-1970 environ, le gouvernement australien conduit en outre une politique d’assimilation forcée. Durant ces années où l’on distingue les enfants half-cast (métis) et les enfants full-blood (ʺpur-sangʺ), plus de 50 000 enfants aborigènes et insulaires sont ainsi enlevés aux leurs et placés dans des familles blanches pour y être dépouillés de leur culture, soit entre un enfant indigène sur trois et un enfant indigène sur dix. On parle à propos de ces enfants des ʺgénérations voléesʺ (stolen generation), selon le terme pensé en 1981 par l’historien Peter Read. C’est le rapport Bringing them home, commandé par le gouvernement australien en 1995, qui a fait toute la lumière sur ce système de ʺblanchimentʺ.La seconde moitié du XXe siècle est une période d’intenses luttes et revendications pour les droits des Aborigènes, cette fois plutôt sur les plans légal et juridique. En 1967, Aborigènes et Insulaires du Détroit de Torres sont enfin inclus dans le recensement national à partir de 1967. L’artiste Harold Thomas crée en 1971 le drapeau aborigène et Neville Bonner est le premier Aborigène élu au Parlement australien. En 1976, grâce à l’Aboriginal Land Rights Act, les Aborigènes de la région du Territoire du Nord obtiennent la propriété et la restitution de terres ancestrales et retournent s’y installer. Il faut cependant attendre 1992 l’affaire ʺEddie Maboʺ pour que la Haute Cour australienne annule le principe de terra nullius de 1770. De cette décision découle le Native Title Act, qui reconnait la propriété foncière ancestrale de tous les Aborigènes. En 2008, le premier ministre a demandé pardon au nom du gouvernement australien aux Aborigènes pour les crimes commis par le passé à leur encontre. De nos jours, si elle s’est améliorée, la condition des Aborigènes et des Insulaires d’Australie reste pourtant très difficile. Sur les presque vingt-quatre millions d’habitants que compte l’Australie en 2016, seuls 649 171 sont Aborigènes. Les Aborigènes vivent en moyenne dix ans de moins que le reste de la population. Un adolescent aborigène a vingt-quatre fois plus de risques de se retrouver en prison qu’un autre adolescent. Leur taux de chômage est élevé. Ils sont très peu propriétaires et perçoivent un revenu annuel moyen très bas. Le taux de suicide est également très haut. La majorité d’entre eux vit désormais dans les villes. En 2008, le plan Closing the gap (ʺCombler le fosséʺ) est lancé par le gouvernement pour réduire les inégalités entre les autochtones et le reste de la population, fixant sept objectifs à atteindre en 2018. Aujourd’hui, seuls trois de ces objectifs sont en très légère amélioration : le taux de mortalité infantile, le pourcentage d’enfants inscrits en maternelle et le taux de réussite des élèves au baccalauréat.

La première salle présente l’art du Kimberley (État d’Australie-Occidentale, nord-ouest de l’Australie) :
Les Aborigènes de ce territoire ont beaucoup souffert de l’installation de colons européens, pour la plupart d'anciens bagnards, éleveurs et chercheurs d’or qui ont investi d'abord les côtes de cette île-continent découverte en 1770. Beaucoup ont ainsi été chassés, expropriés et parqués dans des réserves au XIX° siècle.  A la fin des années 1960, suite à l’obligation d’augmenter les salaires des employés aborigènes, les fermes licencient en masse. Les Aborigènes s’établissent alors dans d’autres centres urbains, près d’anciennes missions ou dans des communautés créées ex nihilo. C’est là que la peinture du Kimberley se développe à partir des années 1980, sur le modèle des grands centres du Désert, en utilisant si nécessaire des techniques contemporaines comme la toile et l'acrylique importées par les colons.

Le style du Kimberley est principalement caractérisé par des couleurs vives, non mélangées, traitées en à-plats, sur toile ou sur papier, réalisés aux pigments naturels, surtout des ocres, ou à l’acrylique. Le Kimberley étant une région très contrastée sur les plans géographique, climatique et culturel, plusieurs styles artistiques coexistent dans cette région mais on observe une grande cohérence dans les pictogrammes. Ainsi les cercles concentriques signifient des campements humains autour de trous d'eau. On peut lire les chemins empruntés par les ancêtres pour se rendre aux cérémonies. La technique dite du pointillisme est évidente.

A Balgo Hills, les artistes travaillent particulièrement la surface des œuvres en textures, servies par des couleurs riches et lumineuses, principalement les rouges, orange et jaunes (cf. les œuvres de Tjumpo Tjapanangka). La photo ci-contre intitulée Marpurri, est une acrylique sur toile (1996) qui porte le nom d'un site sacré auquel l'artiste est très attaché. Chaque ligne colorée souligne une variation du relief, une différence de végétation.

Alan Griffiths Jangala représente un cas particulier ; il a créé un nouveau rituel, la cérémonie Bali-Bali, dont le déroulement est représenté sur cette oeuvre (2000). Les participants dansent, chantent et font de la musique autour d'initiés incarnant l'Homme-Tonnerre et d'autres divinités, en tenant au-dessus de leurs têtes des panneaux cérémoniels.
A Ngallagunda, inspirés par les peintures rupestres existant depuis plus de 50 000 ans, de nombreux artistes comme Yvonne Burgu représentent les Wandjinas, des divinités des airs et des eaux se manifestant sous la forme de chouettes invoquées pour faire venir les pluies fertilisantes. On remarque sur cette oeuvre datant de 2003, peinte de pigments naturels sur toile, le roi, au centre, magnifié par sa couronne.
La seconde salle se concentre sur l’art du Queensland septentrional (État du Queensland, Région du Queensland, nord-est de l’Australie)

Le climat y est tropical humide, arrosé de pluies torrentielles et les hommes y ont donc cherché à préserver le feu au moyen de planchettes à feu de forme allongée et ovale, composées de deux parties : le bagu proprement dit (corps) et le jiman (bâtonnet), qui ont une valeur sacrée. Originellement,  un homme était désigné responsable du bagu et devait veiller à ce que le feu ne s’éteigne jamais. Une fois utilisés, bagu et jiman étaient attachés ensemble par une ficelle puis enveloppés pour être protégés de l’humidité.
Les Aborigènes donnent à ces planchettes la forme anthropomorphe de l’esprit du feu Jiggabunah qui, selon la légende, créa les étoiles filantes en lançant des bâtons (jiman) en flammes à travers le ciel. Traditionnellement en bois, les artistes ont développé à partir de 2009 des bagu en céramique puis en matériaux synthétiques et de récupération. Aussi, de nos jours, de nombreuses femmes peuvent également créer ces objets (alors qu'à l'origine les artistes n'étaient que des hommes) qui sont désormais désacralisés. Comme les bagu traditionnels, les créations contemporaines sont décorées avec des ocres et des pigments naturels dans un style coloré et expressif, plutôt anthropomorphe. les deux bâtons subsistent bien qu'ils soient devenus anecdotiques, comme la cordelette qui elle aussi a été maintenue. L’exposition présente ici les œuvres caractéristiques de céramique peinte, bois et ficelle, d’Alison Murray, de Debra Murray, d’Ethel Murray, et de Doris Kinjun datant de 2012, toutes originaires de Girringun.
On remarque aussi une planchette à feu-motif arête dorsale d'anguille de Michael Boyool Anning, datant de 2005, en bois, charbon et pigments naturels, provenant de Ravenshoe. En choisissant des motifs de requins à dents de scie réinterprétées et stylisées, l'oeuvre passe du statut d'objet ethnographique à une véritable sculpture contemporaine.

Un autre type de productions caractérise aujourd’hui l’art aborigène du Queensland septentrional : celui des ghostnets, ou ʺfilets fantômesʺ dont la réalisation est expliquée par une vidéo. Ces oeuvres sont nées d'une vraie problématique depuis le milieu des années 1990 quand les filets emprisonnant des tortues et des poissons ont commencé à échouer sur les cotes en les dénaturant. Une alerte mondiale fut lancée à partir de 2000 contre les méfaits de ce mode de pêche. Le Ghostnets Australia est créé pour trouver des solutions. Il organise en 2006 un concours de création d’objets à partir de filets recyclés pour transformer en œuvres d’art les filets de pêches polluant gravement le nord de l’Australie et alerter le public sur la nécessaire protection des mers et de la faune maritime. S’appropriant tout en les détournant les techniques de la vannerie, du ramendage des filets de pêche, de la couture et de la sculpture, des artistes comme Christine Yantumba, Kim Norman, Ellarose Savage, Florence Gutchen et Ethel Charlie enrichissent leur répertoire iconographique. Pour les œuvres complexes, ils réalisent au préalable une armature en fil de fer sur laquelle est ajouté un grillage souple servant de support au filet de pêche. Ils représentent la faune et la flore locales, dans des couleurs éclatantes et souvent avec un humour qui contraste avec la gravité du message.
La troisième salle du rez-de-chaussée est consacrée à l’art des îles du Détroit de Torres, situées au nord-est de l’Australie, en face du Queensland, entre la mer de Corail et la mer d’Arafura, et à l’art des îles Tiwi.

Les îles du Détroit de Torres ont été ʺdécouvertesʺ par le navigateur espagnol Luís Vaz de Torres en 1606. Les îles ne deviennent cependant célèbres qu’au début du XX° siècle, grâce aux écrits de l’anthropologue Alfred Cort Haddon. Par leur position géographique, les Insulaires y ont développé une culture et des arts originaux, davantage tournés vers la Papouasie-Nouvelle-Guinée et la Mélanésie que le continent australien. En outre, la production artistique est principalement conditionnée par l’environnement marin, flore et faune, ainsi que des mythes qui y sont liés. On remarquera, sur des oeuvres de dimensions colossales, la tortue marine (waru), le dugong (ʺvache marineʺ, dhangal), le poisson-pilote (gapu), le crabe des palétuviers (ghitalay), la frégate (womeer) et la sardine (tup). Les artistes pratiquent à partir des années 1990 la linogravure (gravure sur linoléum), reprenant les motifs sophistiqués de la gravure traditionnelle sur carapaces de tortues, sur coquillages ou sur bois puisque dans cette région tropicale, le bois se trouve en abondance.
Dennis Nona (né en 1973) vit sur l’île de Badu, à l’ouest du Détroit de Torres. Il est un des acteurs les plus originaux et novateurs de la scène artistique australienne contemporaine. Il est un pionnier de la technique de la linogravure très détaillée. Ses œuvres créatives et dynamiques présentent, dans des motifs complexes, les mythes de sa culture, souvent liés à la navigation, à la mer, à la pêche et aux héros ancestraux.  La photographie de son Dugong en courant faible (2005) illustre ce moment, vers une heure du matin, quand le courant tombe, permettant aux animaux de nager, de jouer et manger comme il leur plait. On les voit ici nager agréablement en tous sens dans une dominante de tons bleus.
Les personnages sont le plus souvent zoomorphes, avec un haut humain et un bas de poisson. Une autre oeuvre évoque la légende de l'éclipse, expliquant le phénomène avec trois ancêtres grignotant la lune.
Ken Thaiday Snr. (né en 1950) vit sur l’île d’Erub, à l’est du Détroit. Ce grand artiste est considéré comme un précurseur. Il réalise la réplique de nombreuses coiffes (dari) cérémonielles inspirées des danses rituelles, ornées de requins marteaux, d’oiseaux ou de personnages exécutés avec un soin exceptionnel dans du bambou noir et en plumasserie.

L’art des îles Tiwi se retrouve dans cette même salle. Les Tiwis (ʺêtres humainsʺ en langue locale) sont les Aborigènes des îles Melville et Bathurst, situées au nord de l’Australie en mer d’Arafura, au large de la Terre d’Arnhem occidentale. Par leur position géographique, ces îles sont restées à l’écart de la vie continentale jusqu’au début du XX° siècle. Cela explique aussi l’originalité de leur culture, dont les œuvres de Kallista Kantilla et de Declan Apuatimi sont représentatives. À côté du batik (technique consistant à appliquer de la cire sur un support textile qu'on va ensuite teindre), de la lithographie et de la céramique, l’art des Tiwis se développe presqu’exclusivement dans le cadre de deux cérémonies rituelles, au cours desquelles sont rejoués les mythes du Temps du Rêve (de la Création). La première est une cérémonie initiatique de fertilité appelée Kulamana, pratiquée par les femmes au moment de la récolte de l’igname. La seconde, sûrement la plus importante, est une cérémonie funéraire, nommée Pukumani. La sérigraphie sur tissu ci-dessous présente des motifs caractéristiques de cet art, inspirés par les peintures corporelles réalisées pendant les cérémonies funéraires et que l'on retrouve sur des poteaux funéraires dressés sur la tombe du défunt.
En effet, au cours des rites funéraires Pukumani, rythmés par des chants et des danses, les hommes endeuillés fabriquent des poteaux funéraires en bois de fer, qui seront plantés sur la tombe du défunt à la fin de la cérémonie. Les exécutants rituels retirent l’écorce des troncs d’arbres et les sèchent au-dessus de la fumée d’un feu, avant de les tailler à la hache. Les poteaux sont ensuite ornés de motifs géométriques et ésotériques similaires aux peintures corporelles des participants. Sur la tombe du défunt, leur nombre varie selon l’importance du mort. Ils sont laissés sur place jusqu’à leur disparition naturelle qui marque la fin du deuil.
Les poteaux funéraires tiwis sont peut-être inspirés des traditions mortuaires des Macassars (Indonésie), avec lesquels ils entretiennent des contacts. Ils peuvent prendre une forme humaine ou animale (oiseaux), parfois abstraite. En effet, la sculpture figurative émerge dans les îles Tiwi vers le milieu du XXe siècle, sous l’influence des statues de saints ornant la mission catholique locale : les Tiwis souhaitaient alors montrer qu’ils avaient leurs propres ancêtres mythologiques.

L'exposition se poursuit à l'étage. En commençant avec l’art de la Terre d’Arnhem qui se situe au nord de l’Australie, entre le golfe de Carpentrie à l’est et la rivière Alligator à l’ouest. C’est une région tropicale boisée et escarpée avec une faune, une flore et un sous-sol très riches. Sept grandes communautés aborigènes sont établies sur d’anciennes missions, qui regroupent plus de 3000 artistes : à l’ouest, la communauté Gunbalanya ; au centre, les communautés de Ramingining, de Milingimbi et de Maningrida et, à l’est, les communautés d’Yrrkala, d’Elcho Island et de Ngukurr.

La Terre d’Arnhem est surtout célèbre pour sa production d’écorces peintes. Les écorces sont découpées sur les eucalyptus pendant la saison humide, puis durcies au feu, aplaties et poncées avant d’être apprêtées. Les artistes peignent ensuite par-dessus avec des pigments naturels (ocres rouges et jaunes, charbon de bois et argile blanche) de couleurs sobres et souvent symboliques, fixant ainsi une part de leur territoire. Cette peinture sur écorce est connue dès les années 1960 lorsque les Aborigènes adressent au gouvernement fédéral une pétition fixée sur une écorce peinte pour défendre leurs droits territoriaux. Cet art très original a donné lieu depuis quelques années à des œuvres sur toile. À l’image de la diversité géographique de la Terre d’Arnhem, on peut distinguer trois styles artistiques sensiblement différents. D'abord des peintures figuratives au style dit aux "rayons X". Ces œuvres donnent à voir des animaux, des ancêtres totémiques et des esprits mimi, représentés généralement de profil avec leurs caractéristiques extérieures et intérieures (organes, ossature, articulations), selon un procédé tant didactique que symbolique. Ces écorces s’inspirent directement des très nombreuses peintures rupestres de la région qui ont fait la célébrité de la Terre d’Arnhem. Généralement sur un fond uni, réalisés sans dessin préparatoire, les artistes ajoutent également des motifs de croisillons appelés rarrks, uniquement sur la surface des corps représentés, donnant une sensation de mouvement et de brillance. Parmi les artistes de cette région, il faut compter Fred Didjibarrka (Trois serpents arc-en-ciel, à tête de kangourou, et à queue de crocodile témoignant de ses pouvoirs de métamorphoses, et évoquant la saison des pluies, à gauche ci-dessous), Curly Barradjunka (Kinga, le crocodile légendaire, à droite), et Mick Kukarrku (en dessous).
 
Les oeuvres de Kubarrku figurent aujourd'hui dans toutes les grandes collections d'Australie et d'ailleurs. Ses Figures Mimi (vers 1977) sont peintes avec des ocres naturels sur écorces. On y voit son interprétation contemporaine des esprits mimi à l’apparence d’humains très grands et minces, courant, dansant, chantant. Les mimi auraient appris aux premiers Aborigènes à survivre dans le paysage de la Terre d’Arnhem, à chasser, danser, peindre, etc. Les Aborigènes pensent que ces esprits ont une organisation sociale semblable à la leur et que leur société a précédé celle des humains. Les mimi vivent dans les crevasses, les arbres et les rochers. Ils sont si minces et frêles qu’ils ne sortent pour chasser que les nuits et jours sans vent.

Dans le prolongement, on remarque L’art du Désert (centre et ouest de l’Australie) qui présente la peinture aborigène contemporaine, née dans les années 1970 au sein des ʺréservesʺ dans lesquelles les autorités coloniales avaient installé les Aborigènes nomades pour les assimiler par sédentarisation. Cette peinture aborigène contemporaine est née de la pratique traditionnelle des rituels célébrant le Temps du Rêve, et des peintures au sol des pointillés à l’aide de bâtonnets et de pigments naturels.

C'est plus exactement dans la communauté de Papunya (fondée en 1960), à 240 kilomètres au nord-ouest d’Alice Springs que tout a commencé. En 1971, l’instituteur anglo-saxon Geoffrey Bardon suggéra en effet à ses élèves de transposer sur les murs de l’école de Papunya les motifs peints dans le sable évoquant le ʺRêve de la fourmi à mielʺ. Les deux gardiens de cette histoire, estimant que les enfants n’avaient pas le droit rituel d’utiliser ces motifs, peignirent eux-mêmes le Rêve dans l’école.

Après cet essai, les artistes de Papunya adoptent les supports occidentaux (contreplaqué, panneaux métalliques, carreaux de céramiques) et notamment la toile. Dès 1971, ils se regroupent en coopérative, puis en société commerciale, pour diffuser eux-mêmes leurs œuvres. Grâce à ce système, les peintures aborigènes de Papunya acquièrent visibilité et reconnaissance sur la scène internationale. Le style de Papunya, géométrique et hypnotique, est immédiatement reconnaissable.

L’art du Désert est nommé ʺpointillismeʺ. Sur un fond sombre et uni, l’artiste peint les motifs du Rêve dont il est le dépositaire en traçant leurs contours puis en les entourant de larges surfaces recouvertes de petits points. Conformément à la tradition de la peinture au sol, les œuvres sont réalisées à plat, la toile posée sur les genoux (et on la fait tourner à mesure que l'oeuvre se déploie), ce qui explique la prédominance des vues aériennes dans l’art de cette région. Ces œuvres ont vite connu le succès, notamment car leur aspect abstrait faisait écho à la peinture moderne occidentale. On retrouve plusieurs d'eux au Musée du Quai Branly.

Les œuvres du Désert sont très éclectiques, se rapprochant parfois largement de la peinture sur sol dans une approche pointilliste presqu’abstraite, parfois plus figuratives. Mais elles évoquent toutes des histoires organisées autour d’un lieu et d’un itinéraire, servies par un ensemble de pictogrammes quasiment commun à toutes les communautés artistiques de la région. Les cercles concentriques représentent ainsi le plus souvent des points d’eau (et les cérémonies sacrées s’y déroulant) et les lignes qui les relient, les chemins empruntés par les héros ancestraux pour aller d’un lieu à l’autre. Ces peintures offrent de véritables cartes des territoires aborigènes, qui servent autant à mémoriser les lieux d’accès géographiques aux sites sacrés, qu’à perpétuer le Temps du Rêve en en représentant les composantes les plus secrètes. 

De nombreux artistes de cette communauté pionnière sont présentés dans l’exposition : Joe Wonders Tjapanangka, Billy Stockman Tjapaltjarri, Tim Leura Tjapaltjarri, Long Jack Phillipus Tjakamarra (Histoire d'Opossum à Nyamuranya), Johny Warangkula Tjupurrula, Ray Inkamala Tjampitjinpa, Turkey Tolson Tjupurrula, Uta Uta Tjangala (Serpents effrayés), Freddy West Tjakamarra, Linda Syddick Napaljarri (Les gardiens), Ningura Napurrula ou encore Walala Tjapaltjarri.

On remarque que les mélanges de couleurs sont rares. On retrouve le pointillisme, les couleurs de la terre, les motifs que l'on a déjà vus, comme des pieds, l'igname, la tomate sauvage. Des cartels très détaillés permettent au visiteur de se plonger dans chaque histoire.
Par exemple, Les gardiens,  représentent, vu de haut, un trou sacré, et à gauche l'Ancêtre Kangourou, reconnaissable à sa queue trainante, à droite l'Ancêtre Emeu, identifiable aux trois doigts qui terminent ses longues pattes. la légende dit que la pluie aurait été créée suite à ses pleurs. le fond ocre représente le désert mais aussi la peinture corporelle cérémonielle.
(Serpents effrayés)
Un exemple de certificat d'authentification est présenté, ici celui de Histoire d'Opossum à Nyamuranya qui explique, en anglais, chaque morceau de l'oeuvre et qui permet de reconnaitre à l'artiste sa propriété intellectuelle. Celle-ci, de Long Jack Phillipus Tjakamarra, est une acrylique sur toile très grande (175 x 206 cm) datant de 1975.

Utopia est une autre communauté aborigène importante du Désert, située à 250 kilomètres au nord-est d’Alice Springs. Elle s’est d’abord fait connaître pour sa production de batik sur soie réalisée par des femmes, qui se sont constituées en coopérative en 1977 pour commercialiser leurs réalisations. Les motifs s’inspirent des décorations corporelles des femmes lors des rituels de fertilité. Les artistes ont ensuite transposé ces ornements sur la toile, en y associant des motifs inspirés par la flore locale. Plusieurs artistes d’Utopia sont présentées dans l’exposition : Lilly Sandover Kngwarreye, Kathleen Petyarre (avec par exemple Le Rêve du Lézard Sauvage) et Abie Loy Kemarre (petite-fille de Kathleen Petyarre). 

 
La peinture fut une activité réservée aux hommes jusque dans les années 1980, les femmes de leurs familles jouant un rôle d’assistantes. Ces dernières sont devenues elles-mêmes artistes à un âge avancé à partir des années 1980. Elles introduisent alors un renouveau dans les arts aborigènes et insulaires. En effet, s’ils utilisent des éléments graphiques semblables, hommes et femmes n’évoquent pas les mêmes rêves, les femmes faisant plutôt référence aux activités féminines et à la flore locale.

Kathleen Petyarre a débuté sa carrière artistique à 80 ans. Le Rêve présenté (ci-dessus) dans la dernière partie de l'exposition est une immense toile carrée de 137 cm de coté où l'on remarque plusieurs couches superposées. Elle représente une vue topographique de son territoire classique évoquant le mythe ancestral de la Femme Lézard Arnkerrth et les guérisseurs. la multitude de graines disséminées sur le territoire et les dunes de sable formées par le tourbillonnement des tempêtes donnent une formidable impression de mouvementé de vitalité. Les lignes qui traversent l'oeuvre sont les pistes parcourues par le lézard mythique. 

Les outils demeurent des baguettes en bois, parfois un pinceau avec seulement un ou deux poils. la technique du pointillé fait vibrer l'oeuvre quand bien même l'artiste n'utilise que trois couleurs.
On remarque deux oeuvres qui tranchent, par leurs teintes bleues, réalisées par Abie Loy Kemarre, en particulier (ci-dessus) le Rêve de la poule du bush (acrylique sur toile, 2010) qui est une projection aérienne du territoire sacré de l'artiste, associé au rêve dont l(artiste est la gardienne rituelle. Cet ancêtre voyagea à travers le territoire pour y trouver des graines symbolisées par la multitude pointillés blancs constellant la toile et donnant une grande vibrante à l'oeuvre. Le point blanc, au centre du tableau détermine, à coté d'un point d'eau de couleur ocre, le lieu de rencontre des lignes géométriques autour desquelles organise la division clanique résultant du passage des Ancêtres dans la région.

Cette exposition offre un magnifique panorama de cet art riche en couleurs et en vibrations, ô combien contemporain et qui réussit à faire vivre des rêves millénaires.

Plusieurs temps forts sont proposés, des visites guidées, un concert, des ateliers, du cinéma, des lectures et une conférence, tous mentionnés sur le site de la ville.

Rêves aborigènes et insulaires d’Australie
Maison des Arts
Parc Bourdeau, 20 rue Velpeau, 92160 Antony
01 40 96 31 50
maisondesarts@ville-antony.fr
www.ville-antony.fr/maison-des-arts
Du mardi au vendredi 12h-19h / Samedi et dimanche 14h-19h / Fermé les jours fériés
Station Antony RER B
Activités gratuites et entrée libre

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