Il y a les livres que je souhaite recevoir, ceux que j'emprunte à la médiathèque, ceux que j'achète, ceux qu'on me recommande ... cela fait beaucoup. Parfois j'estime que c'est trop. Parce qu'en plus il y a aussi ceux qui m'arrivent après avoir suivi des routes étonnantes.
S'inventer une île appartient à cette catégorie de ceux qui s'imposent, à l'instar d'un chat qui s'infiltre dans votre chez soi et qui s'avère le compagnon indispensable. Un "bon" livre est celui que l'on croise au "bon" moment.
A peine avais-je découvert les premières lignes de celui-ci que je savais que je le lirai très vite et même que j'inviterai son auteur dans l'émission de portrait que je produis sur Needradio. Vous pouvez écouter l'interview ici.
Alain Gillot a écrit "de son île et du continent". Si Lorraine Fouchet est ancrée à Groix ce romancier a choisi un autre endroit, Belle-Ile comme cadre pour la retraite de son personnage.
La couverture est très délicate. Ce garçonnet traçant un signe sur le sable évoque le Petit prince et suscite l'envie de partager cette histoire que l'auteur a imaginée sur un fond autobiographique (il ne s'en cache pas) mais qui devient un vrai roman. Il y pose la question de la paternité, un peu en miroir du film de Kad Merad, Monsieur Papa (2011) programmé ces jours-ci sur le petit écran. Sauf que dans le film c'est l'enfant qui s'invente un père parce que le sien n'est plus là.
Nous avons chacun notre manière de vivre le manque -ou le deuil- qui en est la manifestation la plus cruciale. Mais quoiqu'il arrive on ne se dépouille pas de son statut de parent en perdant un enfant.
Dani apprend la noyade de son fils Tom, 7 ans, alors qu'il travaille sur un grand chantier, à l'autre bout du monde. Il passe le relai à un collègue et rentre en France auprès de sa femme Nora. L'un et l'autre affronteront la réalité avec des approches radicalement différentes, mais néanmoins respectueuses et absentes de jugement de valeur. La patience et la bienveillance ne suffiront cependant pas à maintenir le couple et chacun s'éloigne.
Les amis proches auront beau faire de leur mieux, l'écart se creusera sensiblement. L'affection est pourtant très chaleureuse puisque le meilleur ami de Dani, Michael, a épousé Lauren, qui est la soeur de Nora.
Nous étions allés le plus loin possible sur notre chemin personnel, et maintenant l'autre le savait. Nous n'avions rien à nous promettre, ni non plus à nous pardonner, ni à renoncer. Le deuil est quelque chose d'organique qui convoque ce qu'il y a de plus puissant en soi, et la manière d'y survivre appartient à chacun (p.207). Dani s'exprime ainsi à la fin du roman mais l'auteur aurait pu le lui faire dire d'entrée, même si ses propos n'en ont que plus de force en arrivant après qu'il nous en ait fait la démonstration.
Dani, sous le choc, voit ses certitudes voler en éclats. Il s’arrête devant la photographie d’un pont suspendu au-dessus du Bosphore, frappé par ce qu’il exprimait, au-delà de la prouesse technologique, la foi que l’homme avait en sa capacité à dominer la nature (p. 50). Désormais il va reconsidérer toutes ses priorités. Je m’étais montré bon petit soldat de l’entreprise humaine, mais ce parcours ne m’avait mené qu’à une impasse au bout de laquelle se trouvait une boîte, et les cendres de mon fils à l’intérieur (p.80).
Un de ses collègues a lui aussi perdu un enfant. On lui suggère d’échanger avec lui. Il bat en retraite face à son regard qui exprime, dit-il une infinie tristesse : C’était donc ça le deuil, cette peine à perpétuité que Delpierre exprimait d’une manière si poignante, nul besoin d’en parler avec lui, tout était écrit sur son visage (p.53).
La question de la responsabilité n'est pas occultée : Je n’arrête pas de penser aux choix de vie que nous avons faits (p.65). La culpabilité s'exprime de diverses manières, parfois dans de minuscules soucis ménagers le faisant conclure : Tom me renvoyait à ce que je pensais être, un père insuffisant (p. 95).
Malgré tout le roman adopte un ton positif, et Dani affirmera à la fin : le pire est de ne pas jouer la partie (p.173). Son entourage le trouvera courageux mais il réfutera le compliment. Tout ce qu'on fait, c'est essayer de survivre (p.186).
Chacun sa façon de procéder. Alors que sa femme s'enfonce dans la dépression il se laisse emporter par le souvenir, si loin qu'il ne repoussera pas la suggestion de son imagination une apparition de son fils, sans doute une illusion, qu’il attribue à l’épuisement nerveux, au choc émotionnel lié au départ de sa femme Nora (p.71).
Le lecteur le suit dans ce périple sans en mettre en cause le bien-fondé et qui, au cinéma, s'apparenterait à un flash-back inversé. C’était étonnant la vitesse avec laquelle je m’habituais à sa présence, de la même manière qu’il m’avait paru normal que ma logeuse ne le voie pas, comme s’il était finalement plus facile d’accepter l’irrationnel que de garder raison (p.94).
Ce que cherche le père c'est gagner du temps, repousser l'échéance (p.117) ... et le lecteur comprend que le temps dont il est question est celui du deuil, et l'échéance celle de la disparition, de la perte.
Ce livre n'est pas triste. Il est même traversé de flashs humoristiques comme lorsque Alain Gillot fait dire au père qu’il a peur que son fils n’attrape froid .... ce que, dans un sursaut de clairvoyance il analyse comme un coup de folie : j’avais vraiment perdu la raison (p.86). Il se sermonne au moment de la scène de la baignade (p.118) je devais cesser de m'angoisser en permanence. Quel second degré ! Et quand il s'agit de juger un adulte il fait parler Tom, lequel a une théorie : une grande personne se jaugeait à sa capacité à de produire de bonnes crêpes (p.91). Il faut dire que cuisiner pour ceux qu'on aime est loin d'être anodin pour l'auteur.
L'analyse de la psychologie humaine est très juste et malgré la grande sensibilité du premier roman de l'auteur S'inventer une île est de mon point de vue son livre le plus abouti. L'homme est voué à se battre contre des dragons, à se frayer un chemin dans les ronces, en espérant attirer l'attention de sa belle. Construire des ponts n'était que la déclinaison de ce constat. le problème est que plus on avance dans sa vie d'adulte, moins on vous attend devant la porte à votre retour des contrées lointaines. Les aventures du bout du monde satisfont peut-être l'ego, mais elles génèrent surtout la solitude. (...) Ce que l'homme recherche par-dessus tout, c'est un peu de tendresse, je l'avais compris désormais, mais il ne sait pas la demander, encore moins la procurer, car il doit pour cela tomber l'armure, et il n'a jamais appris à le faire (p.178).
La grande force du roman est d'aborder le deuil sous un angle inhabituel qui n'est pas pathologique, tout en laissant en suspens la question cruciale d'avoir ou non un autre enfant ...
Alain Gillot a pratiqué toutes sortes de métiers, de bûcheron à chauffeur routier, avant de se tourner vers l’écriture, à travers le journalisme sportif. Attiré par l’aventure, il devient grand reporter et se passionne pour les peuples autochtones. Au retour de ces années de voyage il travaille dans le cinéma, comme scénariste et découvre la bande dessinée. Alain Gillot est l'auteur de La Surface de réparation (Flammarion, 2015), qui, lui aussi, questionnait la paternité. Traduit en cinq langues il a été adapté au cinéma en 2017 sous le titre Monsieur je-sais-tout, en 2017 par François Prévôt-Leygonie et Stephan Archinard, avec Arnaud Ducret, Max Baissette de Malglaive et Caroline Silhol. et de S’inventer un île, est son troisième roman, après La meilleure chose qui puisse arriver à un homme c'est de se perdre (Flammarion, 2017).
S'inventer une île d'Alain Gillot, Flammarion, en librairie depuis le 20 février 2019
Depuis la rédaction de cet article, j'ai eu la joie de recevoir Alain Gillot dans l'émission Entre Voix que je produis et anime sur Needradio. Vous pouvez en écouter le podcast, qui est disponible sans limitation de durée en allant sur la page Replay du site et dont je vous donne le lien direct ici.
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