L'artiste m'avait prévenue : Je pourrais, comme Fidel Castro, parler pendant six à huit heures. Le célèbre Líder Máximo enchainait les sujets, sautant de la nourriture des lapins à la construction d'un barrage. Hervé Fisher ne m'avait pas menti mais l'écouter fut passionnant.
Il est né en France en 1941 où il a fondé l'art sociologique dans les années 70. Mais c'est au Québec, où il s'est installé en 1984 qu'il devient artiste-philosophe multimedia sans cesser d'innover, allant jusqu'à lancer le tweet art avec plus de 600 imagettes synthétiques depuis deux ans au sein d'une chaire de tweet littérature.
On le croyait perdu pour la peinture. N'avait-il pas exposé, dans des lieux institutionnels plus de 300 oeuvres originales déchirées et enfermées comme des déchets dans des sachets soigneusement étiquetés pour dénoncer le fétichisme de l'art contemporain ? Il initia une grande "campagne prophylactique" en 1972 en commençant par ses propres oeuvres et en invitant d'autres artistes à lui donner une de leurs oeuvres pour la déchirer elle aussi et l'inclure dans cette exposition dite hygiénique.
Il y eut polémique. Beaucoup d'artistes répondirent favorablement. César fut un de ceux là. Et paradoxalement les sachets se trouvent aujourd'hui dans les collections du Centre Pompidou, ce qui amuse fort Hervé Fisher.
Il était alors déterminé à abandonner la peinture parce qu'il estimait qu'il stéréotypait en imitant les artistes qu'il aimait au lieu d'effectuer de véritables créations. De fait, et jusqu'en 1983, il développa des dispositifs en extérieur, autour de performances éphémères, tout en continuant sur la voie de l'art sociologique.
Il est alors devenu pionnier dans les arts numériques au Québec en 80. Les vingt premières années ont été audacieuses et puis, comme si c'était inévitable, il a constaté qu'on voyait désormais plus que des remakes de ce qu'il avait présenté entre 1986 et 2000. Un peu comme si un artiste découvrait le cubisme sans savoir que d'autres l'ont fait bien avant lui.
Je reproche aux arts numériques d'être éphémères, de s'être installés dans le ludique, on pourrait dire "Entertainment", et surtout de manquer d'esprit critique. Si le progrès a du sens du point de vue de la technique il n'a pas de justification dans le domaine de l'art. Ce n'est pas l'augmentation de puissance des machines qui va rendre les oeuvres plus artistiques.
En d'autres termes, Hervé Fisher commençait à ressentir les limites de la course dite au progrès, et à souffrir de l'asservissement des arts numériques qui vieillissent très vite. Il s'est souvenu que l'art est multi sensoriel et que ce qui est suggéré est toujours plus efficace que ce qui est directement nommé. Il observait que lorsqu'il regarde un tableau comme Guernica, peint par Picasso en juin 1937, juste après le bombardement du mois d'avril, il entend les explosions, et ressent de la peur et de l'effroi.
L'angoisse émane immédiatement du tableau d'Edvard Munch, le Cri. La démarche du peintre "traditionnel" lui apparait alors tout autant interactive que celle de celui qui se balade dans la rue avec un capteur numérique.
D'une certaine manière l'artiste a le sentiment d'être encore une fois revenu à "la case départ" si ce n'est que, ayant constaté entre temps un changement anthropologique majeur il comprend que le problème n'est pas dans le media (en l'occurrence la peinture) mais dans le sujet. Voilà comment il revient à la peinture en 1998-99.
Il entreprend alors le repérage des icônes de notre époque, remarquant que le code-barres y est le plus signifiant. Aujourd’hui, en une seconde, il nait plus de code-barres (et de QR codes) sur la planète terre qu'il n'y a eu de croix chrétiennes pendant 2000 ans.
Si des artistes comme Mondrian, Malevich, Sol Lewitt ou Carl Andre, et des mouvements comme le Bauhaus, le Land Art ou l'Art conception ont exalté la géométrie, aujourd’hui le monde vit par connexions, sauts, liens ... transformant la société en un assemblage d'hypertextes.
Hervé Fisher souligne que la pensée n'est plus linéaire. Elle fonctionne en arabesques. L'angle droit de la croix chrétienne s'efface au profit des lignes en zig-zag, ce qui m'amène à faire un lien avec le lancement du webzine de Gérard Rancinan dont je me suis fait l'écho il y a seulement huit jours.
Il travaille d'abord sur l'écran de l'ordinateur dont il continue à apprécier la magnifique flexibilité. C'est pour lui un formidable outil d'esquisse. Il se "copie" ensuite lui-même en quelque sorte avec les pinceaux sur la toile où il a projeté son esquisse. Cependant il est rapidement emporté par les idées nouvelles.
La saturation chromatique du numérique est devenue assez vite son nouveau champ d'expérience. Nous vivons dans un monde saturé de couleurs cathodiques. Nos assiettes sont pleines d'une alimentation enrichies par des colorants, sans compter les éclairages des signalétiques. Ce sont les couleurs des bonbons et du marchand de glace qui ont donné le sous-titre à l'exposition.
L'artiste ne manque pas d'humour et c'est avec gourmandise que chacun s'accorde une pause pour savourer un cornet.
Hervé Fisher tweete énormément. Beaucoup de ses tweets sont les prémices des toiles qui sont exposées chez ECI. C'est en voyant sur une aile de papillon une empreinte de QR qu'il a eu l'envie de développer cette idée.
Le 26 avril 2011 il publie : Contrairement à l'affirmation de McLuhan, la maîtrise de l'électricité ne marque pas la fin de la Galaxie Gutenberg. Au contraire, la galaxie numérique en constitue l'accomplissement triomphal. hf
Gutenberg n'est pas mort avec le numérique. En inventant le caractère mobile il est d'ailleurs à l'origine du pixel, ou de l'octet ... des caractères plus mobiles, plus puissants, qui expriment aussi bien de la musique, des couleurs, que des mots.
La rupture s'est effectuée en passant de l'analogique au phonétique. Le précurseur, s'il faut en désigner un, serait plutôt Kacquard en inventant la machine à tricoter, parfaitement binaire, et en quelque sorte précurseur de l'ordinateur.
Tweeter constitue un sorte de carnet de croquis pour Hervé Fisher. On retrouve sur son blog les prémices de beaucoup de toiles. Il y eut les "bisous numériques" (21 mai 2011), Ceci n'est qu'un cornet de glace (dimanche 30 septembre 2012), la femme rouge (2 octobre 2012) qui deviendra Le chaperon rouge aux prises avec des robots après une petite transformation. L'artiste fait évoluer ses mains en forme de crochets pour se défendre d'un robot qui tente de l'attraper. L'engin lui a été inspiré par un un robot très sophistiqué qui sélectionne des disques à l'Office national du film de Montréal.
Il combine ainsi la thématique du cinéma avec une notion d'hostilité et de risques appartenant à l'imaginaire technologique. Il sonde depuis presque 15 ans la mythe-analyse en faisant surgir des mythes contemporains. Il suffit de noter les métaphores océaniques avec des mots qui sont devenus familiers des internautes : pirates, hameçon, naviguer ... Les réseaux sociaux renvoient à une image maternelle qui aspirerait les solitudes de la société de masse.
Beaucoup de pensée magique circule dans le numérique : c'est la sorcellerie d'aujourd'hui.
En spécialiste de ce media il remarque que tweeter c'est comme fumer, un geste social qui s'accompagne d'une dépendance certaine. Sa réflexion m'interroge. Abonnée récente, je me suis prise effectivement au jeu et je serais sans doute devenue "addicte" si de récurrentes pannes d'Internet ne m'avaient pas contrainte à prendre de la distance. (Devrais-je donc remercier Bouygues au lieu de m'énerver contre la lenteur de leur réactivité ?)
Ce message : la fumée des tweets a été publié le 22 janvier 2012.
Hervé Fisher réfléchit déjà à des tableaux de dimensions plus restreintes, comme l'autoportrait QR qui figure en tête de cet article alors que la majorité des oeuvres présentées à la galerie le peinture sont de l'ordre du mètre carré de surface.
Une centaine de nouveautés vont bientôt apparaitre et constitueront le matériau de la prochaine exposition. Dans la mesure où sa peinture demeure conceptuelle l'artiste fait systématiquement figurer le titre sur le tableau. C'est une manière de mettre le spectateur sur une piste, sans pour autant l'enfermer dans une seule voie. Il semble important d'être bien compris, en donnant une dimension supplémentaire sans être pour autant réducteur.
Fidèle à sa réputation, Hervé Fisher se révèle autant intellectuel qu'artiste, et demeure atypique, au carrefour de la peinture et de la culture numérique. On pense souvent à Andy Warhol en regardant ses toiles ... L'allusion ne le surprend pas : il fait partie de mon aquarium. Je n'ai pas fait les beaux-arts mais j'ai une culture sur l'art contemporain.
Il repart dans quelques jours pour le Québec où il enseigne, peint, et fait de la bicyclette aux premiers beaux jours. Il y vit avec sa femme, une canadienne pure laine, et tous deux apprécient énormément la liberté psychique qui règne là-bas.
Les couleurs du marchand de glaces, le fauvisme digital, oeuvres récentes d'Hervé Fisher
Du 30 mars au 30 juin 2013
Galerie ECI - 32 avenue Matignon - 75008 Paris
Hervé Fisher anime plusieurs blogs. L'un d'entre eux est dédié au tweetart.
Sur http://www.hervefischer.net vous trouverez principalement ses travaux d'écrivain, alors que http://www.hervefischer.com est consacré exclusivement consacré à l'art.
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