La réalité dépasse parfois la fiction, du moins l’entendement. C’est ce qu'Isabelle nous relate en sortant du spectacle Europe connection proposé par Théâtre Ouvert.
L’auteur, Alexandra Badea, une franco-roumaine née en 1980, s’inspire des dysfonctionnements de notre société pour éveiller les consciences. Ses premiers textes rédigés en 2009 chez l’Arche éditeur, Mode d’emploi, Contrôle d’identité et Burnout, mettaient déjà en scène des personnages qui se débattent avec les absurdités du système.
Elle écrit Europe connexion en 2013 en réponse à une commande de France Culture qui l'a diffusé dans le cadre de l'émission Micro fiction. Il y est question des ambitions et trahisons des dirigeants de haut niveau, de l’influence démesurée des lobbies dans les décisions du Parlement européen, et des conséquences dramatiques qui peuvent en découler parfois pour l’espèce humaine.
Alexandra Badea nous fait entendre en dix séquences la voix intérieure d’un lobbyiste (joué par Brice Carrois) dont nous ne connaitrons pas le nom, pris au piège de sa propre ambition. Plusieurs comédiens, hommes et femmes, parlent en son nom et interprètent aussi ses interlocuteurs : Mathilde Billaud, Shin-Chun Wang, Johanna Silberstein, Chi Wei Tseng et Wei-Lien Wang. Créée le 10 octobre 2016 durant le Festival des Arts de Taipei à Taïwan la pièce est jouée en français et en chinois.
Les spectateurs sont installés dans un dispositif quadri-frontal autour d'une scène évoquant le luxe d’un grand hôtel international. Pour les immerger au plus près de l’intrigue, Matthieu Roy, le metteur en scène, a équipé chacun d’un casque audio dans lequel on entend parler chinois. Certains penseront être tombés sur le mauvais casque, celui qui n’a pas la version française de la pièce ... mais non, c'est impossible car tout est en direct et les personnages apparaissent s’exprimant en effet en chinois pour certains, en français pour d’autres.
Le procédé offre au public une hiérarchie sonore qui ne laisse rien au hasard. On entend (alternativement dans l’écouteur droit, dans le gauche, ou simultanément dans les deux) des sirènes de police, le tintement de flutes de champagne, des applaudissements, des vrombissements d’abeilles, de la musique et surtout la voix du personnage principal qui s'adresse autant à nous (il emploie le tutoiement) qu'à lui-même.
Après avoir été assistant parlementaire auprès d’une députée siégeant à la Commission environnement santé publique et sécurité alimentaire, ce jeune énarque a eu envie d'assouvir sa soif de pouvoir et d’argent en monnayant en quelque sorte l'expérience qu'il avait acquise, quitte à trahir les valeurs de son précédent employeur. C'est ainsi qu'il a intégré l’un des plus gros lobbies du marché agro-alimentaire.
Pour être un "bon" lobbyiste, il faut être stratège et manipulateur. D'abord cultiver le paraître. Porter un costume de marque (Armani par exemple). Pratiquer un sport (on voit les acteurs faire des pompes et de la corde à sauter). Diversifier ses loisirs afin d’augmenter au maximum son réseau.
Mais surtout appliquer la règle numéro un : ne pas dire qu’on est lobbyiste mais se présenter comme expert ou consultant. Et surtout maîtriser le langage, les concepts et les usages du parfait lobbyiste : Uniformiser et simplifier sont les deux concepts clefs pour parvenir à ses fins. Comme recourir au lexique de la peur pour impressionner les parlementaires et les commissaires (ne pas hésiter à employer une expression comme "marché suffoqué"… ). Une astuce inspirée du marketing consistera à créer la dépendance pour maîtriser le marché en réduisant l’offre. Par exemple, dans le domaine des semences, rendre les pays dépendants d’un pourvoyeur unique qui se permettra alors de vendre très cher ses semences hybrides. Le spectacle est rigoureusement objectif. On peut constater lors de rencontres comme le Festival des AOC de Cambremer que c'est exactement la démarche des entreprises phyto-sanitaires qui préconisent l'arrachage de poirier haute tige (qui ont une durée de vie de 300 ans) au bénéfice d'arbres basse tige qui soit-disant sont plus vite productifs, mais qui seront épuisés en 50 ans et qui surtout réclameront de fortes doses de pesticides.
A coups d’amendements annulés et de belles paroles, notre requin se taille une belle place au sein de son lobby. Il a goûté au pouvoir, le sort des grandes multinationales est entre ses mains, il est applaudi pour ses performances, quelle reconnaissance ! Une voix intérieure pourrait lui souffler : "Tu aurais pu mettre ton intelligence dans des causes plus nobles mais tu aimes être le cerveau pervers de la machine qui tourne", mais il sait faire taire ses scrupules et on le suit dans son parcours de jeune loup à l’appétit sans limite qui prend tout, ne lâche rien.
Un coup de téléphone de sa grand-mère qui essaye de lui rappeler les vraies valeurs ne suffit pas à arrêter sa course folle. Son aïeule incarne un monde simple, où on plante et regarde pousser dans son jardin, un monde qui laisse la nature jouer sa partie librement : "C’est vous qui changez le monde pour pouvoir le mettre dans votre poche. Ne reviens plus jamais me voir !"
Alexandra Badea décrit avec cynisme les aberrations auxquelles aboutit cette vie hors de la réalité. Pourtant notre lobbyiste, qui se pense bon père de famille, souhaite donner une éducation responsable à ses enfants en les sensibilisant à la pauvreté pour les inciter à travailler. Et tant pis s'il ne trouve à leur montrer qu'une fausse favela au cours de vacances à 10 000 euros !
Comme cela a été mentionné plus haut les entreprises phyto-sanitaires sont les premières à employer des influenceurs. Il s'agit de promettre d'intensifier la production en cachant qu’on jette dans l'hémisphère Nord un tiers de cette production.
Le pire (tout dépend du point de vue) est que la course aux rendements implique l’utilisation accrue de pesticides. Le rôle du lobbyiste est donc aussi d’endormir avec habileté les inquiétudes sur la dangerosité des produits. On choisira des agriculteurs pour cautionner l'emploi et on ira même jusqu'à admettre que "les pesticides sont dangereux, à vous de faire attention".
Si un chercheur parvient à prouver que le produit est cancérigène, tout sera entrepris pour ruiner sa réputation. L’essentiel est de faire avaler aux gens qu’on ne pourra pas nourrir la population du globe sans pesticides, verser une larme pour les victimes du cancer et taire les gâchis.
Un homme se suicide de désespoir, ce qui provoque une soudaine prise de conscience chez le lobbyiste. Les cancers, ce n’était jusque là pas directement concret mais un homme pendu, trouvé par sa petite fille en rentrant à la maison fissure l'édifice des certitudes. "T’es juste une bobine qui broie et ne peut plus être maîtrisée. Alors tu décides de continuer". Reviennent régulièrement les paroles lénifiantes de sa femme qui lui deviennent de plus en plus insupportables : "Tu le fais pour nous, tu le fais bien, je suis fière de toi".
La mort commence à s’installer sur la scène. On voit deux personnages incarnant le lobbyiste transporter le corps de personnages décédés et les coucher dans la baignoire pour l’un, sur le lit pour l’autre. Elles représentent les victimes du système, ses victimes…
Les nuits sont sans sommeil. Nous partageons ses sombres pensées.
L’agitation des abeilles dans un grand aquarium où est reconstitué un champ de tournesols et à côté duquel se trouvent des pesticides "non nocifs à l’espèce" achève de lui ouvrir les yeux. Il est victime d’hallucinations, voit des abeilles sur les gens, partout. Dans les casques, le bourdonnement devient aussi assourdissant que le vertige de ses pensées : "Tu exécutes les mêmes mouvements chaotiques (que les abeilles) dans les couloirs du parlement européen ; sauf que toi tu ne produis rien, que des mots rien que des mots. Tes mots qui ont l’odeur des pesticides, qui puent l’acide. Tu voudrais tout casser." Il est trop tard, c’est lui qui est cassé.
Cette pièce nous engage à réfléchir aux tenants et aux aboutissants d’un système capitaliste qui s’emballe. Chacun a sa part de responsabilité pour freiner les dérives à sa propre échelle. Que reste-t-il d’humanité dans l’homme quand la fin justifie les moyens ?
Europe connection 欧洲·结 d'Alexandra Badea
Mise en scène de Matthieu Roy
Scénographie Gaspard Pinta
Avec la distribution franco-taïwanaise Brice Carrois, Johanna Silberstein, Shih-Chun Wang et Wei-Lien Wang
(également traductrice) et Ling-Chih Chow (également interprète dramaturge)
Théâtre Ouvert-Centre national des dramaturgies contemporaines
4 bis Cité Véron, 75018 Paris 01 42 55 74 40
Du 13 janvier au 4 février 2017, mardi et mercredi à 19h, jeudi, vendredi et samedi à 20h
Représentations exceptionnelles lundi 16 janvier à 20h et dimanche 29 janvier à 16h
Production les Tréteaux de France-CDN - Cie du Veilleur et The Party Theater Group.
Le spectacle sera ensuite en tournée
Du 6 au 10 février 2017 à la Maison des étudiants / TAP, Scène nationale de Poitiers
Le 16 février au Théâtre de Thouars - Scène conventionnée
Du 21 au 25 février au Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines - Scène nationale
Les 2-3 mars dans la Salle Jacques Brel, Pantin
Du 16 au 25 mars au Théâtre du Nord - CDN Lille Tourcoing Hauts-de-France Nord-Pas-de-Calais Picardie
Les visuels sont respectivement de Matthieu Silberstein, Isabelle Fauchère, et Chien-Che Tang.
1 commentaire:
Piece geniale.
Vie à Avignon dans une mise en scene fabuleude. A voir absolument...
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