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jeudi 2 septembre 2010

Philippe Claudel mène l'Enquête et Nathalie Kuperman le suit dans cette entreprise

Delphine de Vigan avait tracé la route l'an dernier avec les Heures souterraines. Ce sont maintenant, et dans des styles radicalement différents, Philippe Claudel et Nathalie Kuperman qui s'attaquent au monde de l'entreprise.

L'univers de Claudel est baigné du même brouillard que celui qui nappait déjà les Âmes grises (prix Renaudot 2003). Mais c'est dans un univers radicalement surréaliste que son Enquête nous immerge.

Les protagonistes n'ont pas de nom. Leur profession vaut identité, nom commun d'habitude qui, ici, reçoit une majuscule pour en faire du propre.

Les paragraphes sont taillés au cordeau. Aucune émotion ne sourd. Les descriptions sont si précises qu'elles ne laissent pas de place à l'imaginaire du lecteur qui, se sentant saisi dans un étau n'a qu'un moyen de s'échapper : surtout ne pas se projeter, ne rien ressentir, garder la distance.

C'est précis et c'est nulle part. Çà pourrait être un récit historique. Ou au contraire un roman d'anticipation s'il avait été écrit par Huxley (le Meilleur des mondes, 1931) ou Exbrayat. Une sorte de Charlie et la chocolaterie (publié en 1967 par Roald Dahl) pour adultes, et sans chocolat.

Philippe Claudel sait manifestement où il veut nous embarquer. Ses mots ne souffrent aucune erreur de sens. Le terme d'avitaillement (p. 21) évoque l'imminence d'une catastrophe. Quelques lignes plus loin (p.25) il nous tend la main : la situation tournait à l'absurde.

Prenons garde. Maintenons le cap au degré zéro de l'empathie. Cette "situation" risquerait de nous rattraper. Heureusement que nous ne vivons pas dans "ce" pays dont il est question. Soyons rassuré d'être dans un ailleurs, ou plutôt que ce soit les personnages qui s'y trouvent.

On s'était fait à cette idée et voilà que le "héros" (désigné par le terme d'Enquêteur) émet l'hypothèse qu'il doit être mort. Formulée au passé la petite phrase (bas de la page 35) déstabilise comme ces croquis d'escalier montant et descendant à la fois, comme ces illusions d'optique qui échappent à la logique.

Philippe Claudel excelle dans la distorsion de la réalité. Ce qu'il raconte serait-il pire ou moins inquiétant que les images qui investissent les écrans des téléviseurs et qu'on nous présente comme de l'"information" ?

Le terrorisme administratif, le harcèlement commercial, la surveillance électronique, les formulaires abscons ... nous nous y sommes habitués sans nous rebeller. N'existent-ils pas des papillons qui ont modifié leur code génétique pour qu'on les confonde avec la couleur des écorces des arbres que la pollution a irrégulièrement noirci ?

C'est le propre de l'homme de s'adapter
(p.61). D'accord mais jusqu'où ? Amélie Nothomb tire à sa manière la même sonnette d'alarme dans son dernier livre (Une forme de vie). la perte de l'espoir mène droit au suicide, qu'on soit soldat en Irak ou employé, par exemple chez un opérateur téléphonique.

En plus de savoir qu'il n'était rien, il se rendait compte soudain qu'il n'était personne
.(p.73) Alors que je prends des notes en lisant, crayon à la main, la vérité soudain m'apparait clairement : je suis l'Enquêtrice et je suis entrée dans une métaphore. Il me reste 200 pages pour m'en sortir ... ou pas.

Serais-je plus forte que le Responsable qui, lui-même se considère comme un ciron (p. 109) ? Cet acarien, parasite du fromage et qui est le plus petit animal visible à l'oeil nu est le symbole de ce qui est le plus petit au monde.

Ne suis-je pas une souris de laboratoire (p. 119) placée sous les feux d'un projecteur qui serait Très-haut ? Un numéro sur une liste de personnel ? Rien. Dans un monde colossal aux pieds d'argile. Il n'est plus temps de descendre dans les rues et de couper la tête aux rois. les monarques d'aujourd'hui n'ont plus ni tête ni visage. Ce sont des mécanismes financiers complexes, des spéculations sur les pertes et les risques, des équations au cinquième degré. Leurs châteaux sont devenus des banques de données (... p. 137 ).

L'écrivain dresse la liste (p.234) de tous les supplices inventés par les hommes pour d'autres hommes avant de nous "rassurer" : le malheur est un poids qui devient finalement assez léger à mesure qu'il s'accentue ou prolifère (p. 264)

Le roman est noir et blanc. Noir comme les images et l'analyse socio-économico-politique qui le compose, blanc comme ... rien.

Nous étions des êtres vivants sort aujourd'hui en librairie. On ne peut pas dire que l'entreprise qui sert de toile de fond est plus humaine que celle de Claudel, ni que les protagonistes soient moins coriaces.

De Nathalie Kuperman j'avais déjà lu et beaucoup apprécié Rue Jean Dolent (2000), J’ai renvoyé Marta (2005) qui m'avait bien amusée, et j'étais dans l'attente d'un plaisir de lecture identique. L'humour y est encore. Mais le sujet ne prête pas à la rigolade. Et toute ressemblance avec des situations réelles est totalement voulue. L'entreprise ne s'appelle pas Mercandier Presse par pur hasard. Ce groupe mercantile est sur le point d'être repris par un certain Paul Cathéter dont on a tout à craindre malgré un nom médicalement rassurant.

La vie de l'auteur n'a pas dû être drôle tous les jours. Si elle recycle ses déboires personnels sa force est de parvenir à pointer ce qui s'inscrit dans l'universel. Une sensibilité à fleur de peau ne l'empêche pas de se laisser surprendre par ses personnages. On se laisse embarquer par l'un puis par l'autre, sans parvenir à choisir notre camp. Le livre a l'apparence d'un documentaire mais c'est bien un roman.

A qui Nathalie Kuperman fera-t-elle peur ?
Sûrement pas aux emplois protégés (il en existe encore un peu) qui, pour éviter de savoir qu'ils ont une chance insolente vont y voir une œuvre de pure fiction.
Sûrement pas aux sièges éjectables (de plus en plus nombreux) qui, pour éviter de savoir qu'ils n'ont pas de chance vont y voir la preuve qu'il ne sont pas les seuls au monde.

Combien sont-ils à s'efforcer de moutonner avec le troupeau, et puis, sortir du lot ? (p.31) Tout y est : le rachat qui camoufle un plan social, le déménagement, le changement d'organigramme, les entretiens de cadrage, les crocs en jambe et les placards, les règlements de compte et les espoirs déçus, les chantages, la mauvaise foi qui confine à la cruauté mentale ... La scène de reproche au moment où la Directrice Générale, réduite aux initiales de sa fonction, se fait sermonner pour abandon de poste alors qu'elle installe son père en maison de retraite est un moment d'anthologie. Ceux qui ont vécu semblable violence apprécieront !

Tous iront finalement là où on leur dira d'aller pour y faire ce qu'on leur demande de faire (p.107) avec, et c'est sans doute là le pire, le sentiment d'être encore des privilégiés, comme autrefois les mineurs qui venaient d'échapper à l'effondrement d'une galerie.

On aimerait refermer le livre sur une note optimiste mais on ne trouvera pas davantage d'espoir que dans le livre de PhilippeClaudel. C'est à nous de conclure. Nathalie Kuperman nous délègue le boulot, ce qui chez elle finit par être une marque de fabrique.

L'Enquête, de Philippe Claudel, éditions Stock
Nous étions des êtres vivants, de Nathalie Kuperman, Gallimard

Comme Amélie Nothomb, Philippe Claudel et Nathalie Kuperman seront à
Nancy au Salon du Livre sur la Place du 17 au 19 septembre prochains ... J'y serai également et rendrai compte de la manifestation sur le blog comme je l'ai fait l'an dernier.

1 commentaire:

DF a dit…

Bonsoir! Je me permets de partager avec vous ma note de lecture sur le Claudel, que je viens de publier sur mon blog:

http://fattorius.over-blog.com/article-philippe-claudel-mene-l-enquete-57303860.html

Ce fut effectivement une belle lecture, à la fois différente de ce que je connais de Philippe Claudel, et parfaitement dans sa manière malgré tout.

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