Je démarre le marathon avignonnais par Léonie et Noélie, en milieu d'après-midi à la Chapelle des Pénitents blancs. Il se trouve que c'est une création dite du "in", autrement dit du festival officiel alors que je verrai tous les autres spectacles dans le "off" qui abonde en qualité à tel point qu'il est difficile de discerner l'un de l'autre, surtout quand on remarque que son programme recèle des trophées Molière ... et nous en sommes ravis.
Autre hasard, encore que ..., il s'agit d'un texte écrit par une femme, et monté par une femme, ce qui est rarissime dans le in, beaucoup plus fréquent dans le off (je ferai le calcul mais à première vue un dixième dans l'un contre un tiers dans l'autre).
Enfin il est annoncé tout public, à partir de 8 ans tout de même, je dirais même 12, mais on se réjouit que le "jeune" public ne soit pas écarté du théâtre, même si aujourd'hui je n'ai pas vu d'enfants dans la salle.
Autant le dire tout de go, Léonie et Noélie est un spectacle époustouflant, pour son texte, sa scénographie, l'interprétation, marqué positivement par une fabuleuse audace.
C'est au départ un livre de Nathalie Papin, publié en 2015 à L’Ecole des loisirs, qui obtint le Grand Prix de littérature dramatique jeunesse 2016 - Artcena. L'auteure se mit elle-même en quête de quelqu'un qui ait la sensibilité adéquate pour monter le texte et sa rencontre avec Karelle Prugnaud n'est pas fortuite.
Celle-ci est metteure en scène, comédienne, performeuse (elle a débuté comme acrobate et on verra qu'elle n'a rien oublié de cet art). Elle a notamment mis en scène en 2016-17, Ceci n’est pas un nez (pour un jeune public), d’Eugène Durif, sur la Scène Nationale de Dieppe dont elle est artiste associée. C'est cette création qui a motivé Nathalie Papin à la contacter. Elle a l'habitude de conjuguer théâtre, performance et cirque dans les spectacles qu'elle produit avec sa compagnie au nom évocateur, L'envers du décor.
Nathalie connait bien l'univers du théâtre car plusieurs de ses textes ont déjà été montés. Elle dit avoir recherché un double poétique pour sa mise en scène, et l'avoir trouvé en Karelle. Ce qu'elles nous ont montré le prouve amplement.
Léonie et Noélie ont 16 ans. Elles sont jumelles monozygotes. Des toits d’une ville, elles contemplent l’incendie qu’elles ont provoqué et jugent leurs défis presque atteints. Pour l’une, le contrôle parfait des mots. Pour l'autre, la stégophilie, le vide et l’action. Elles sont dans une performance limite où elles dépassent les humiliations de leur enfance.
Léonie et Noélie, texte de Nathalie Papin, est une méditation sur l'autre, son miroir, son tout mais aussi son rien, sa solitude et sa soif de distinction. En proposant à Karelle Prugnaud de se saisir de ce texte sur les pouvoirs et les ambiguïtés de la gémellité, l’auteure a senti un double possible chez la jeune performeuse habituée à l’instantanéité. L’absolu de l’enfance, le vertige de la piste, l’animalité des pulsions sont ici au service d’un public en devenir.
On a envie de décrire ce qui se passe dans cette chapelle parce que l'oeil y est constamment sollicité. L'entrée des spectateurs s'effectue en passant devant un ange, aussi bien coté cour que jardin, qui pellette des gerbes de neige. Trois écrans géants diffusent des images qu'on décode assez vite comme antérieures à l'histoire. On assiste en direct à la division cellulaire qui s'inscrit dans quelque chose de divin.
Des bruits sourds sont à peine perceptibles, comme un orage qui lentement s'approcherait. Une échographie révèle deux visages délicats. Une mère (Claire Nebout) tient ses deux poupons, et je pense à celle de Fugitive ... et confie sa difficulté à les élever. Le propos est noir. Les images sont du plus bel effet sur fond de Golden Gate Bridge et de skylines.
Une alerte résonne et l'action proprement dite démarre sur le plateau. La fumée de l'incendie a succédé à la brume céleste et ne s'est pas encore totalement dissipée. Les deux soeurs (Daphné Millefoa et Justine Martini), quasi indissociables dans leur jeu en miroir et aussi parfaites l'une que l'autre, surgissent d'un vasistas. "On y est. On l'a fait. La ville est à nos pieds, et nous près des étoiles."
Elles miment l'incendie qu'elles ont fomenté, et jurent ... l'une de marcher sur les toits, l'autre d'apprendre tous les mots du dictionnaire ... ou de mourir.
Un autre duo surgit, leurs doubles masculins, interprétés par deux virtuoses internationaux de freeruning, une discipline héritée du parkour, cet art du déplacement libre en milieu urbain qui existe depuis une vingtaine d'années. L'échafaudage évoquant les toits sera leur extraordinaire piste d'évolution.
Simon Nogueira et Yoann Leroux allient l’acrobatie, la performance et l’esthétique. Leur prouesse est remarquable parce que les enchaînements (miracle de la mise en scène) sont justifiés et totalement intégré dans le jeu des comédiennes qui ne sont pas en reste en termes d'agilité. Si un mot peut qualifier le spectacle c'est bien celui d'équilibre.
Il offre aussi, et en premier lieu, une réflexion sur la gémellité. Est-on des doubles ou des moitiés ? dit l'une. Ben, les deux répond l'autre. elles sont monozygotes, issues du même oeuf et Zygo sera souvent lancé en l'air pour se répercuter sur la voute.
Elles s'affirment en syzygie, terme signifiant un alignement de trois astres (par exemple, les éclipses de lune ou de soleil), en l'occurrence elles deux et la lune.
On apprend que la mère était dans une telle incurie que ses filles n'avaient qu'une paire de chaussures, bien obligées de se les partager, en allant à l'école à tour de rôle. Cette contrainte est visible sur leur tenue avec intelligence.
Le spectacle est ponctué par les images (différentes et se répondant) qui défilent sur les écrans à jardin et à cour dans une interactivité très imaginative avec ce qui se déroule sur le plateau. On peut être surpris par le casting de ces "seconds rôles" avec Denis Lavant en agent de sécurité, Yann Colette en juge et Bernard Menez en maître d’école, après Claire Nebout en mère indigne, mais ça fonctionne et le fait qu'ils ne soient pas sur scène est en quelque sorte compensé par leur notoriété.
Le texte est lui aussi très onirique abondant en jeux de mots. Qui veut dessiner la forme du cerveau au tableau pourrait pourquoi pas représenter un cerf-veau ou un serre-veau ...
Les actrices se déplacent comme des chats, miaulant parfois. Et à d'autre moments en déformant leur voix.
Le texte s'entend à la perfection et donne envie de se plonger dans le livre (et de revoir aussi le spectacle). Il y a des mots qui font mourir et d'autres qui donnent envie de rire. (...) Pour moi mourir c'est être séparé de toi.
La grande peur est nommée, et ce serait le dernier mot, composé de quatre lettres identiques, Zzzz, presque rien, un saut d'abeille entre deux fleurs, le bruit de quelqu'un qui s'en va.
Cette heure poétique s'achève sur une sorte de marabout-bout de ficelle extrêmement onirique avec une fin digne d'un opéra ... sous la neige comme elle avait commencé.
Léonie et Noélie partira en tournée en région (avec une date à Dieppe en toute logique) mais aucune halte n'est pour le moment prévue en région parisienne. Grand dommage pour le public et grand bonheur d'avoir pu le voir en Avignon.
Léonie et Noélie, de Nathalie Papin, mise en scène de Karelle PrugnaudSpectacle tout public à partir de 8 ans
Avec sur scène Daphné Millefoa et Justine Martini, et les 2 acrobates freerun Simon Nogueira et Yoann Leroux
Et à l’image Claire Nebout (la mère), Denis Lavant (l’agent de sécurité), Bernard Menez (le professeur), Yann Collette (le juge) et les jumelles Aliéner et Apolline Touzet
Scénographie : Thierry Grand - Costumes / assistant à la mise en scène : Antonin Boyot-Gellibert Création vidéo : Tito Gonzalez, Karelle Prugnaud - Lumières et régie générale : Emmanuel Pestre Création son et régie : Rémy Lesperon - Captations, montage et régie vidéo : Tito Gonzalez
Production : Cie L’Envers du décor.
Du 17 au 23 juillet 2018 à 11h et 15h, en relâche le 19 juillet 2018
Chapelle des Pénitents blancs, Place de La principale – 84000 Avignon
Calendrier de tournée 2018-19
Du 16 au 23 juillet 2018 : Festival d’Avignon
Le 18 octobre 2018 : Scène nationale Aubusson
Les 8 et 9 novembre 2018 : Scène nationale Albi
Le 27 novembre 2018 : le Rayon Vert (Saint Valéry en Caux)
les 9 et 10 décembre : Théâtre des 4 saisons – scène conventionnée de Gradignan Du 13 au 15 décembre 2018 : CDN de Rouen
Les 10 et 11 janvier 2019 : Gallia Théâtre (Saintes)
Du 16 au 23 janvier 2019 : Scène nationale Tulle / Brive
Du 12 au 14 février 2019 : La Coursive – Scène nationale La Rochelle
Le 26 février 2019 : DSN Dieppe Scène Nationale
Les 7 et 8 mars : Le Grand Bleu – Lille
Les 11 et 12 mars 2019 : La rose des vents – Villeneuve d’Ascq
Les 30 et 31 mars 2019 : Festival petits et grands – Nantes
Le 1er avril 2019 : Le Grand T – Nantes
2019/20 : L’Espace des arts – Scène nationale Chalon sur Saône
Les photos qui ne sont pas logotypées A bride abattue sont de Christophe Raynaud De Lage
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