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samedi 7 septembre 2019

Ceux qui travaillent, un film d'Antoine Russbach

Le festival Paysages de cinéastes s’articule autour d’une compétition de 6 longs-métrages, qui ne sont pas encore sortis en salle. La situation est un peu particulière cette année avec Ceux qui travaillent puisqu’il sera à l’affiche dès le 25 septembre. C’est le premier film d’Antoine Russbach. Il est programmé 6 fois et c’est une très bonne occasion de le découvrir.

Les films en compétition ne sont pas choisis par rapport au thème de cette édition (l'enfance cette année) mais on remarquera que dans ce film là les enfants ont une position qui impactent les décisions de leur père puisqu’ils lui annoncent qu’ils refusent de baisser leur niveau de vie.

Je voudrais signaler aussi L’orphelinat qui se passe à Kaboul dans les années 80 et qui raconte la vie de Qodrat, obligé d’intégrer l’orphelinat soviétique de la ville. C’est sans doute un film à situer par rapport aux Hirondelles de Kaboul qui est ou sera prochainement à l’affiche dans les salles.

Revenons à Ceux qui travaillent, porté par un scénario implacable, une réalisation sans faille, et un comédien exceptionnel (on comprend que les frères Dardenne en ait fait leur acteur fétiche). J'ai été très touchée par le personnage de Frank (Olivier Gourmet) pour lequel j'ai éprouvé de la compassion alors que sa conduite est monstrueuse. Cet homme n'est en réalité aimé que par une seule personne, sa plus jeune fille, et c'est d'ailleurs parce qu'elle est subitement malade qu'il est amené à prendre la décision qui lui sera reprochée.

Et puis cet homme n'est lui-même qu'un pantin d'une société capitaliste qui veut toujours plus sans se préoccuper des moyens mis en oeuvre pour satisfaire ce qui, parfois, est plutôt de l'ordre du caprice que de la nécessité. C'est ce que Frank tentera d'expliquer à sa fille à la fin du film en l'amenant à réfléchir sur la manière dont on remplit les rayons de supermarché.
Quel contraste entre le cadre supérieur qui porte costume et cravate au bureau et le père en jogging qui se promène avec sa fille ! Et pourtant, le système est tellement exigeant qu'il n'aura pas pû remettre en question son mode de vie. Et ça aussi c'est touchant ... car il ne faut pas l'oublier, nous sommes dans un film et l'objectif du réalisateur n'est sans doute pas de nous apporter des réponses mais de nous amener à nous interroger sur ce que, nous, nous aurions fait à la place de Frank.

Il me semble, pour ma part, que le refus d'obéir à certaines injonctions et la volonté de vivre en décroissance sont des réponses, même si leur mise en oeuvre est difficile.

Le réalisateur a pris le parti de ne pas souligner les images par une musique. Il soigne ses plans et chacun est porteur de sens. A commencer par l'affiche d'un homme qui regarde au loin à travers la vitre de son bureau, à moins qu'il ne soit en train de voir dans la glace celui qu'il va devenir, évoquant aussi l'expression "pouvoir se regarder dans le miroir" signifiant être en paix avec sa conscience.

L'instant où Frank dévore son sandwich sur l'esplanade de la Plaine de Plainpalais, en plein coeur de Genève, en scrutant une statue n'est pas anodin. Car il s'agit de Frankie, du groupe genevois KLAT, qui représente le personnage créé par Mary Shelley lorsqu’elle séjournait à Cologny (une commune du canton de Genève), chez son ami écrivain anglais Lord Byron. Les artistes ont voulu le représenter en sweat à capuche comme un de ces vagabonds qu'on croise sans les voir.

Le cargo devant lequel Frank s'arrête avec Mathilde est précisément le Cervantès, celui dont il était chargé de permettre l'acheminement au début du film.

Le titre du film est extrait d’une réplique ayant pour objectif de motiver son fils à se bouger : toi qui a l’air d’être un mec intelligent, travailler pour gagner plus, t’en penses quoi ? Tu veux être du côté de ceux qui travaillent ?

Frank est le premier levé. On lit 5h 45 sur son réveil dès les premières images. Il prépare ensuite le petit déjeuner en compagnie de sa plus jeune fille Mathilde (Adèle Bochatay). Ensemble, ils vont monter le café à ceux qui ne sont pas encore au travail, et pas près de s'y mettre et ne recueillent pas même un merci, les quatre autres enfants et sa femme. On notera que personne ne remercie jamais Frank ... qui sera remercié (licencié).

J'ai été souvent outré du comportement de ses enfants et j’ai eu du mal à comprendre et à admettre qu’il ne tape pas du poing sur la table. Faiblesse ou renoncement ? Quand plus tard l'un d'entre eux réclamera l’iPhone 7 au motif que son écran n'est "que" fissuré. Et surtout quand il le narguera d'un T’as intérêt à assurer avec l’argent ! On a accepté de vivre son père mais on n’acceptera pas de changer de niveau de vie.

Mathilde est la seule personne avec qui il a des échanges d'égal à égal, malgré son jeune âge. L'enfant   le sollicite sans cesse et à tout propos. Elle tient dans sa vie une place prépondérante, et l'amènera, au moins à deux reprises, à faire ce que le spectateur considérera comme un "mauvais" choix.

Papa ! implore la petite sans relâche. Au début du film la gamine l'informe de la création d’un potager dans son école et alors qu’il est manifestement préoccupé par des soucis professionnels et d’organisation, de planification de sa journée de travail, elle le bombarde de questions pour lui faire deviner quels légumes seront plantés prioritairement, ... des tomates !

Frank quitte sa maison impersonnelle pour arriver très tôt dans son entreprise. Les femmes de ménage n’ont pas encore quitté l’open space où il a un espace de travail, sans la moindre intimité. Le seul plaisir qu'il s'accorde ce sera de commander un fauteuil plus confortable, et il n'en profitera pas.

Tout va vite. Time is money plus que jamais. Dans son entreprise, le retard ne se compte pas en nombre de jours mais en centaines de milliers de dollars. Un de ses collègues semble aux prises avec un problème insoluble et on voit le visage d’Olivier exprimer une certaine compassion (alors que plus tard il dira n'en éprouver jamais). Le cadre se veut rassurant. Il annonce qu'il va se charge du dossier. On sent un mec qui assume. Et puis arrive le gros pépin, les gros enjeux, la grosse pression.

Le pauvre homme doit également gérer l’intendance domestique. Il accepte d’aller chercher à l’école sa fille qui a un petit peu mal au ventre. Il est 10h 52. Il tente de régler la situation par téléphone avec le commandant du cargo dont on apprend le prénom, Pavel. Do we have a  deal ?

De retour à son bureau on lit sur son visage la satisfaction de disposer d’un siège confortable. Elle sera de très courte durée. Il est convoqué par sa hiérarchie. As-tu mesuré les risques pour toi, l’équipage et la compagnie ?

Il répond juste que personne ne dira rien à l'accusation. Ce sera sa seule réponse, sa seule défense, avant d'exploser enfin  : Arrêtez d’être hypocrites. C’est les règles du jeu. Assumez au moins que je vous ai rendu service !

Il est contraint à la démission et on le voit, sous le regard d’un officier de police, faire glisser le fameux fauteuil vers la sortie avec un carton renfermant ses affaires personnelles.

Le secret de sa réussite est d'avoir travaillé dur, ou de croire que c'est la clé. L'entretien avec une psychologue pour faire le point sur son profil est très signifiant de son honnêteté, encore un paradoxe auquel le réalisateur nous confronte. Il répond franchement que non, il n'est pas sensible, empathique, altruiste, imaginatif, rêveur ni extraverti. Enfant, on lui interdisait de parler. Il a été élevé comme une bête et il a peur de la honte d'être sans travail : La vie sans travail je ne sais pas ce que c’estJe ne dirais cependant pas que c’est un workalcoolic. On ne le vois jamais jouir de son job, ni de son argent. Il agit en fonction de sa conception du "devoir". Par contre il a des qualités, oui il est coopératif, aime l’action, est d'humeur égale.

Il le démontre au cours du rendez-vous avec un potentiel employeur. Interrogé sur le motif de son départ il opposera le convoque il est dans l’incapacité d’expliquer son départ de la précédente société et oppose il invoque le secret professionnel et oppose le silence. On a le sentiment qu’il a la force du crocodile. Il invite des personnes qui pourraient constituer ce qu’on appelle dans le jargon "un réseau". C’est un repas ruineux pour rien. Du moins pour le moment.

Le spectateur traverse des instants de doute. Quand par exemple son fils déboule en costume militaire avec un fusil mitraillette et une grenade, et que Frank pique deux cartouches. Et plus tard lorsqu'il donnera le numéro de la maman à la gamine en prétextant que ça peut être utile "si on se perdait"...

Le réalisateur n’a pas peur des silences ni des hésitations. Et s'il nous le montre souvent de dos, au bureau ou sous la douche, c'est pour que nous imaginions ce qu'il pense, qu'on ressente le poids du temps qui passe, et qu'on réalise combien il est seul, même lorsque sa femme prétend qu'il peut tout lui dire. Il semble très souvent comme un passager clandestin sans sa propose maison. Hormis la psychologue (pour qui tous les voyants sont au vert) et sa fille Mathilde, personne ne le soutient. Si ce n'est peut-être quand même le groupe de chômeurs (on dirait des alcooliques anonymes) répétant comme un mantra : Je suis l’auteur de ma propre histoire, je peux soulever des montagnes.

Et puis un matin Mathilde ne va pas à l'école. Frank a oublié que c’est le jour où elle l’accompagne à son travail (pour une fois que l’école fait un truc intéressant avait-il dit en signant distraitement son carnet de correspondance au début du film). En lui expliquant ce qu'il faisait on comprend la coresponsabilité que nous avons, entendu tant que consommateur, dans ce qui l'a amené à prendre la terrible décision. Et on comprendra que notre monde est sans issue quand il décide de signer un nouveau contrat de travail, à moins que ce ne soit une forme de suicide ... collectif car comme le faisait remarquer Olivier Gourmet dans une interview : mon frère est agriculteur et s’il sort du système il ne peut plus vivre.

Le film d'Antoine Russbach démonte le processus qui amène tant de personne à tous les jours prendre des décisions qui vont à l’encontre de leurs valeurs. Le réalisateur s'est déjà attelé à l'écriture du second volet d'une trilogie. Ceux qui travaillent interrogeait sur Qui nous nourrit aujourd'hui? en quelque sorte le Tiers-Etat. Ceux qui combattent, à savoir la noblesse, posera la question: Qui nous protège aujourd'hui? et Ceux qui prient, donc le clergé : Qui s'occupe des questions spirituelles?

Nous les attendons avec intérêt.

Demain je reviendrai sur Papicha, un autre film en compétition pendant le festival, qui lui sera en salle, notamment au Sélect d’Antony seulement à partir du 9 octobre. La réalisatrice y témoigne de l’énergie des femmes à tenter de braver l’interdit pour se réaliser professionnellement. Et je salue le choix de la déléguée générale d’avoir sélectionné autant de réalisateurs que de réalisatrices.

N’hésitez pas à visionner ces 6 films. Bien entendu vous avez le loisir d’étaler vos séances sur plusieurs jours mais ils sont programmés de telle manière que vous pouvez aussi les enchainer sur le week-end avec un petit temps de repos entre chaque, ce qui vous donne l’opportunité d’échanger vos impressions avec d’autres spectateurs autour d’un thé à la menthe.
C’est une des jolies traditions du festival qui se perpétue grâce à une des compétence de Silman Diabira qui est surtout un des projectionnistes du Rex. Pour ma part j’ai toujours plaisir à savourer ces moments là, à retrouver des spectateurs avec qui je sympathise chaque année et à discuter des films en compétition avant de voter.
On reçoit, avant chaque séance, un petit  bulletin de vote pour que vous attribuez une note à chacun. Je vous conseille d’attendre de les avoir tous vus pour les hiérarchiser. C’est toujours après la dernière projection que je glisse les 6 bulletins dans l’urne. C’est important car si le jury attribue plusieurs Prix celui du public a toujours un impact particulier pour l’équipe de réalisation.

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