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samedi 21 septembre 2019

Les mutations de Jorge Comensal aux Escales

J'avais beaucoup de questions pour Jorge Comensal que j'ai eu la joie de rencontrer à Paris, lors d'une soirée organisée par Les Escales. Je l'ai laissé profiter des invités, me réservant pour le moment où nous allions enregistrer un Entre Voix sur Needradio. Je n'ai même pas sacrifié à la mode du selfie, en me disant que j'aurais tout le loisir de prendre une photo au studio.

Malheureusement un mail de son éditrice m'informait hier soir que nous n'enregistrerions pas lundi matin. Mes interrogations resteront donc sans réponse. Et sur le fond, et sur la forme, et même aussi sur ses choix musicaux, que j'avais particulièrement explorés pour construire le canevas de  l'interview.
A cinquante ans, Ramón, avocat brillant et patriache conservateur, découvre qu’il est atteint d’une forme rare de cancer. Son seul espoir de guérison : une amputation de la langue. Une tragédie pour celui dont la verve faisait le succès professionnel. Autour de lui gravitent sa femme Carmela et ses deux ados - plus intéressés par le karaoké et la masturbation que par leur réussite scolaire - et enfin Elodia, la dévote et dévouée employée de maison, convaincue qu’un miracle est encore possible.Mais qui pourrra réellement l’aider à traverser cette épreuve ? Teresa, sa psy amatrice de petits gâteaux au cannabis ? Benito, son perroquet blasphémateur et fidèle confident? Ou bien les représentants de la médecine conventionnelle, persuadés d’accéder à la gloire grâce au cas unique de Ramón ?Perdu dans les méandres de la maladie et accablé par les dettes, le chef de famille est bien décidé à concocter un plan pour se sortir de cette impasse dignement.
Né à Mexico en 1987, Jorge Comensal a été membre de la Fondation pour la littérature mexicaine et du Fonds national pour la culture et les arts. Il collabore à de nombreux magazines. Son éditeur américain est une des plus prestigieuses maisons des Etats-Unis, Farrar, Straus & Giroux, ce qui est particulièrement rare pour un auteur mexicain. Après sa sortie aux Etats-Unis ce premier roman sera édité en Allemagne et en Italie.

Il me semble que malgré la qualité de sa construction, ce roman méritait d'être en quelque sorte contextualisé car le tragi-comique qui fait l'essence de la culture mexicaine n'est pas une évidence pour des français. Beaucoup de mes amis grands lecteurs ne l'ont pas apprécié à sa juste valeur parce qu'ils n'ont pas non plus les clés pour comprendre le mode de vie mexicain. Un grand nombre d'incohérences apparaissent ainsi au fil d'un texte pourtant parfaitement traduit par.

Il est vrai qu'on ne peut pas multiplier les notes de bas de page, mais tout de même ... Voilà pourquoi, plutôt que d'analyser le roman (ce que des journalistes plus spécialisés que moi ont évidemment fait) j'ai choisi de poser un regard sur ce qu'il a de typiquement mexicain.

Tout d'abord, et puisque l'auteur écrit lui-même (page 16) que "parler nourriture est la meilleure façon de briser la glace" j’ai relevé tous les moments où il est question de cela :

- Un verre de tequila avec un sandwich au porc grillé puis une soupe de poulet au citron vert (page 11). Si ce type de soupe est effectivement fréquent je m'étonne du sandwich qui n'a rien à voir avec ce qu'on consomme en France, ne s'agirait-il pas plutôt d'un taco (le plat le plus populaire) ou d'une gorda, voire une gordita ? J'imagine un taco cochinita pibil, une recette du Yucatan qui est un pur délice.

Et si Ramon lève son verre de tequila (un des alcools les plus consommés dans ce pays) je ne suis pas étonnée qu'il apporte une bouteille de rhum pour traiter un dossier. Et que plus tard il arrive avec une bouteille de vodka et un sac de glaçons. C'est un usage très fréquent quand on est invité à une soirée de venir avec alcool et glaçons. N'oublions pas que l'eau n'étant pas potable sans purification préalable beaucoup achètent les glaçons en épicerie.

Rien d'étonnant non plus qu'il ait eu un verre de Cuba libre (Rhum et coca cola) à la main le soir où il a rencontré sa femme. Il est populaire mais c'est plutôt la Paloma (soda au pamplemousse et Tequila) qui est le cocktail le plus fréquemment proposé. Le coca cola est bu dans des volumes impressionnants, sans doute en raison de l'influence américaine. Il est courant de faire de grandes fêtes pour les anniversaires avec beaucoup de convives. C'est donc logique qu'il ait rencontré sa femme en une telle occasion. Par contre je ne vois pas à quoi peut ressembler "une table couverte de sandwiches" (page 15).

L'auteur nous annonce (page 16) les galettes de maïs à la saucisse les meilleures de tout Mexico. Cette formule m'a intriguée jusqu'à ce que je pense qu'il s'agit sans doute de ... tortillas. là encore la plupart des familles les achètent alors qu'en franc on fait le plus souvent nous-mêmes les crêpes et les galettes. Mais il ne s'agit pas du même type de farine. Il mentionne que le végétarisme était rare à l’époque (mais sans mentionner de date, en tout cas cela commence à se voir au Mexique), et fait allusion à des amuse-gueules mexicains. je n'ai aucune idée de ce à quoi cela peut ressembler. J'aimerais lire le nom du plat en espagnol, ce serait sans doute plus parlant.

Page 31 il est question d'un restaurant du quartier violent de Tepito. Cet endroit est connu pour son marché où les revendeurs présentent de la marchandise volé. Il n'est pas recommandé aux touristes de s'y promener.

Les tamales (page 32) font l'objet (mérité) d'une note de bas de page. J'ajouterai que on peut employer la feuille de mais verte ou séchée, ce qui donne un autre goût. Ce plat existe aussi bien en version salée que sucrée.

Enfin je note une allusion à la tradition d'offrir des paniers gourmands pour Noël (page 14), principalement des sucreries, les dulce, qui sont d'ailleurs synonymes de "bonne action". des boutiques entières sont consacrées à cette tradition à Puebla.

On peut penser aussi que la nourriture a un sens particulier dans l’histoire parce que le personnage principal a un rapport différent à cela après son intervention chirurgicale.

Plusieurs indices sont typiques du mode de vie mexicain. Comme la manière de transformer les prénoms, Carmela étant parfois appelée Carmen. La dévotion à l'égard de la Vierge de Guadalupe (page 23), la croyance dans des images saintes et l'usage de magnets sur le réfrigérateur (page 31). Le saint qui est cité dans le livre, Pérégrin Laziosi est le saint patron des malades incurables, prié aujourd'hui par les cancéreux et les sidéens.

Les soucis financiers sont fréquents dans le pays en raison de l’absence de mutuelle. Rien d'étonnant à ce que la dialyse de la mère de Elodia soit un problème, et bien entendu le traitement contre le cancer.

On remarque des similitudes entre ce roman et Roma le film d'Alfonso Cuaron sur le rôle de l'employée de maison, et là encore victime d'abus.

La musique tient également une place importante avec la célèbre chanson Hiero de la luna du groupe Mecano en 1986, la mention de Presuntos Implicados (je recommande par exemple Todas las flores-1997), si loin des boléros yucatheques, et bien entendu aussi et à deux reprises, Ich habe genug (Je suis comblé), (BWV 82), qui est une cantate religieuse de Johann Sebastian Bach composée à Leipzig en 1727.

Quelques interrogations subsistent. Je ne suis pas plus forte que Carmela et comme elle je n'ai pas reconnu la citation (page 18) de la carte de Ramon accompagnant ses fleurs : quand les roses me paraissent plus rouges et plus belles, c’est que je pense à toi.

Si j'avais eu l'occasion de discuter avec l'auteur je lui aurais demandé pourquoi le titre était au pluriel,  car il est probable qu'i n'y a pas que celles qui concerne la maladie qu'il désigne sous ce terme en estimant que le cancer serait apparu il y a trois mille ans (page 22) sur les berges du Jourdain.


Je l'aurais aussi interrogé sur l'idée de départ, sur la manière dont il s'est documenté, quel accueil le roman avait reçu au Mexique, et je lui aurais demandé de commenter les points communs et les différences entre le monde de l'édition française et les usages mexicains, notamment sur le rôle éventuel de bloggers ou de youtubers, et bien entendu sur ses prochains projets littéraires.

Egalement comment est venue l’idée d’offrir un perroquet, alors qu'il écrit lui-même que l’achat d’oiseau exotique est interdit. Et enfin sur ce que la France représente pour lui, sans doute une certaine importance puisqu'il est venu plusieurs fois, et que son personnage s'y est rendu pour son voyage de noces.

Voilà en tout cas un auteur à suivre.

Les mutations de Jorge Comensal aux Escales, août 2019

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