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dimanche 6 octobre 2019

Une fille sans histoire de Constance Rivière

Une fille sans histoire se termine par une lourde sentence : 12 mois de prison dont 6 avec sursis, et ce n'est pas moi qui spoile la fin puisque Constance Rivière donne dès le début cette information à ses lecteurs.

C'est le récit tragique d'une imposture, mais d'une imposture non préméditée et qui n'avait pas d'autre intention que d'attirer l'attention sur soi, de se fabriquer en quelque sorte "une histoire" qui permettrait à Adèle d'exister enfin aux yeux de tous.

J'ai beaucoup de compassion pour cette jeune femme qui, gamine, ne savait pas qui était sa mère ni ce que faisait son père. Certes elle est coupable de s'être approprié un bout de vie qui n'était pas le sien mais elle n'a jamais réclamé d'indemnisation et on la voit se dévouer au sein d'une association de victimes, toujours prête à aider tout le monde, à se rendre aux hommages, à consacrer beaucoup de temps (certes elle en a) à l’association des victimes où elle est même recrutée comme salariée.

Ce qui est tragique c'est l'encouragement des médias à se raconter, c'est le manque de discernement de Said à prendre ses paroles "pour argent comptant", c'est encore l'aveuglement de l'association qui ira même jusqu'à l'employer, l'incitation du propriétaire du studio de Matteo à s'installer chez lui, et cela ce n'est pas faire preuve de mythomanie de le dire.

Adèle n'a pas construit une fausse déclaration. Le mensonge a grandi en raison de concours de circonstances et particulièrement de l'absence de protocole d'interview des victimes.

Mais avant d'aller plus loin je voudrais rappeler le contexte dans lequel les français se trouvent à la veille de ce vendredi 13 novembre 2015. Le pays a été bouleversé par l'attentat de Charlie Hebdo, qui a fait 12 morts et 11 blessés le 7 janvier 2015, suivi par la prise d'otages de l'Hyper Cacher de Vincennes (4 morts parmi les otages plus le terroriste). Constance Rivière rappelle à juste titre ces faits comme ayant pu influencer son personnage. Qui ne se souvient pas de cette marche le dimanche 11 janvier menée par 44 chefs d’état et de gouvernement ? Il était alors "normal" de proclamer "nous sommes Charlie". Je me souviens qu'on m’avait demandé de mentionner cette affirmation sous ma signature électronique dans des courriers administratifs en témoignage de solidarité. La France est en état de psychose.

Et puis, alors que la situation semblait s'apaiser, les attentats du 13 novembre ont éclaté en plusieurs endroits de Paris, juste après le début du match à Saint-Denis où se déroula le premier de la série. Je suppose que chaque français se souvient parfaitement de ce qu'il faisait ce soir là (à l'instar du 11 septembre 2001). Pour ma part je me revois sentir dans ma poche le signal du premier SMS sur mon téléphone me demandant si je me trouvais en sécurité, suivi par des dizaines venant de toutes parts, y compris d'amis américains qui avaient appris la nouvelle avant moi, qui ignorais encore ce qui se passait et qui l'ai découvert, comme Adèle, en allumant la télévision.

Je "devais" ce soir-là dîner au restaurant Petit Cambodge, avec un ami que je n’ai jamais revu depuis. J'avais changé mon emploi du temps au dernier moment, ce qui est très rare, et je me suis longtemps sentie confusément coupable ... sans revendiquer le statut de victime. Mais je n'ai pas non plus été sollicitée pour ça. Néanmoins ma vie fut bouleversée le lundi suivant, et je me suis souvent interrogée sur la chronologie car l'événement ayant eu lieu un vendredi soir tout le monde a été laissé dans une sorte de vacuité pendant le week-end tandis que les chaines de télévision martelaient les mêmes hypothèses et diffusaient les mêmes images en boucle, avec très vite des appels à l’aide des proches des victimes réclamant des informations.

La prise en charge des victimes aurait-elle été différente si les attentats avaient eu lieu un autre jour de la semaine ?

Je travaillais à l’époque dans un établissement qui recevait énormément de public et -sans moyen supplémentaire et sans aucune formation appropriée- j’ai soudain été bombardée responsable de la sécurité, en plus de mes tâches habituelles, et sans instruction précise de mes supérieurs hiérarchiques. J’avais du le lundi matin improviser l’accueil du public. Mon quotidien bascula. Une heure trente de travail supplémentaire -non rémunéré- me tomba dessus, le stress avec, et cela pendant des mois. Sans parler de l’angoisse que je ressentais personnellement quand je devais prendre les transports en commun, particulièrement souterrains, pour moi qui "avais connu" l’attentat du RER à Saint-Michel, le 25 juillet 1995.

131 morts, 413 blessés, c'est une catastrophe sans précédent. Nous sommes nombreux à connaitre des victimes, de près ou de loin. On peut imaginer l'effet sur une personne aussi fragile qu'Adèle, qui n'a ni ami, ni collègue, ni famille pour l'entourer.

Au moment des faits Adèle est penchée au rebord de sa fenêtre, donnant sur la rue, préoccupée par la nécessité d'aérer son deux-pièces. Elle est profondément nostalgique de ne plus "embaucher". En effet on apprendra qu’elle a été licenciée il y a quelque temps après avoir été surprise en train de s’approprier un objet appartenant à un jeune homme (son patron estime qu’elle volait mais on comprend que cet acte relève plus d’une forme de kleptomanie que d’une réelle malhonnêteté. Le résultat est le même : elle a perdu son emploi). C'est un hasard, elle habite presque au-dessus du Bataclan et elle avait vaguement envie de se rendre à un concert, et donc elle peut presque légitimement se sentir proche de ceux qui s'y trouvèrent. Le bruit la terrifie. Quand elle ferme sa fenêtre c'est en quelque sorte pour en ouvrir une autre, celle du petit écran.

Adèle regardera la télévision jusqu'à 1h du matin. Comme nous tous. J'en connais qui n'ont pas éteint leur poste pendant les jours qui ont suivi. Je me rappelle que j'allumais CNews avant de prendre mon petit-déjeuner et que je suivais les nouvelles avec attention jusqu'au moment de partir travailler au cas où des faits nouveaux se seraient produits.

Nous étions tous secoués. Adèle n'a fait que manifester une fascination mortifère semblable à celle de millions de téléspectateurs pour l'horreur des "informations" répétées en boucle par les chaînes de télévision. Mais Adèle a une carence narcissique et on peut aisément deviner ce qui se bouscule dans sa tête (fragile). Elle ne sera pas la seule. Comme Alexandra D ou Cédric R qui seront condamnés pour escroquerie et faux témoignage à deux ans de prison dont 18 mois avec sursis. Une vingtaine de personnes se feront passer pour victime, et iront même jusqu'à réclamer des indemnisations.

Adèle n'invente pas grand chose au départ. Elle reconnait parmi les victimes le visage d'un jeune homme dont le lecteur apprend qu’elle en était vaguement amoureuse. Il s'agit de Matteo qui est involontairement à l'origine de la perte de son emploi. La coïncidence la fascine et la bouleverse. Et puis il y a ce message sur les écrans : "les familles proches des victimes pouvaient se rendre à l’Ecole Militaire où elles seraient accueillies" (page 14). Elle se sent comme "appelée" et se rend à l’Ecole Militaire où on la rapproche des parents du jeune homme qui, on peut le préciser, n'a pas de petite amie officielle qui l'aurait démasquée.

La cinquantaine de dessins qu’il avait abandonnés au café et qu'elle a récupérés plus ou moins honnêtement (et là encore sans aucune préméditation) vont devenir auprès des parents des "preuves" de leur relation. D'ailleurs elle se comporte plutôt bien avec cette famille qu'elle accueille tout de même chez elle, et installe dans sa propre chambre. Plus tard ces parents, surpris initialement de son absence de larmes apprécieront après coup qu’elle n’avait pas fait semblant (page 52) .

Si on lit attentivement le roman de Constance Rivière on constate que la jeune femme a été encouragée à mentir. Au début elle dit seulement avoir connu Matteo, ce qui est d'ailleurs vrai. Elle est prise en charge par Saïd, un "jeune de la Croix Rouge" (page 21), dont on peut légitimement supposer qu'il est insuffisamment formé (très peu de personnes l'étaient à l'époque) qui prend son affirmation pour argent comptant, incapable de repérer de quelle urgence psychologique il s’agissait (car il ne fait pas de doute pour moi qu'Adèle est souffrante) et lui donne une ampleur nouvelle en la rapprochant des parents de Matteo. Plusieurs circonstances vont ainsi cristalliser l'imposture.

Le Président de la République fit lui-même la promesse de "réparer les vivants" et le drame donne à Adèle une raison d’occuper le rôle de sa vie. Elle sera généreuse, s’occupera des relations avec la cellule d’aide aux victimes. Elle semble rendre de grands services et sera même engagée comme salariée. Elle envisagera aussi d'initier un projet de musée.

J'ai été surprise de découvrir les motivations de Saïd dont la vocation est née dans le drame (le tremblement de terre d'Haïti), l’envie de faire des études de psychologie, pour se spécialiser en traumatologie. A l'Ecole Militaire il est chargé d'identifier ce qu'on appelle "les blessés psychiques " (page 23). Comme la situation est nouvelle pour tout le monde, une erreur d'appréciation ne sera remarquée de personne. Constance Rivière est très honnête sur ce point. Les services sont dépassés par la situation. Et on voudrait que cette pauvre Adèle soit pleinement consciente de ses actes !

C'est une des forces de ce roman que d'avoir été écrit par quelqu'un qui travaillait alors au sein de la cellule de crise, en nous faisant presque vivre les évènements de l’intérieur, même si les éléments de fiction sont imbriqués dans les faits réels, qui eux sont incontestables. Elle fait allusion à la technique sécuritaire pour permettre au Président de la République de quitter Saint-Denis sans provoquer un mouvement de panique. Elle nous fait vivre sans trahir le Secret Défense l'atmosphère des sous-sols du ministère de l'Intérieur où se prirent les (bonnes) décisions après avoir évalué les risques d'une intervention (page 12). Elle fait aussi référence à l’annonce de l'état d'urgence, une mesure exceptionnelle qui n'avait pas été employée depuis 1958 et dont l'expression, peu banale, avait en elle-même de quoi effrayer.

Elle décrit aussi très bien la souffrance de Francesca, la mère de Matteo. On est presque parfois plus dans un documentaire plus que dans un roman.
Après avoir participé à la campagne présidentielle de François Hollande en 2011-2012, Constance Rivière occupa différents postes au sein de son cabinet au long de son mandat, dont celui, de 2016 à 2017, de Conseillère spéciale chargée de la Culture et de la Citoyenneté. Elle est depuis deux ans Secrétaire générale du Défenseur des droits. Son père Jean-Louis Rivière était dramaturge. Sa mère Capucine Rivière Milner est psychanalyste et signe la peinture reproduite sur la couverture qui est d'une grande justesse.

Constance Rivière écrit (page 36) que Saïd lui a expliqué de manière très claire que les proches des victimes sont des victimes (...) être victime c'est être touché, peu importe comment.

Soudain, elle a une identité, une place, se raconte, va jusqu’à se tatouer, pour rendre visible les blessures invisibles. Elle prend le rôle que la médiatisation lui permet d'occuper. Il y aura pire. Je pense à un enseignant ayant mis en scène une fausse agression à l'arme blanche dans sa salle de classe. Une jeune fille ayant fait croire à un viol dans une rame de RER... 

Toujours est-il que l'auteure est extrêmement sévère avec son personnage dont elle nous dit qu'elle finit par le cracher ce mot de pardon. Du coup je m'interroge sur ses motivations de romancière. Outre le souhait de nous offrir un (excellent) ouvrage n'a-t-elle pas voulu interroger sur la frontière entre qui est victime et qui ne l’est pas ? Car si beaucoup vacillent ils sont nombreux qui ont la pudeur de contenir leur trouble en dehors de la sphère médiatique.

Je persiste malgré tout à trouver beaucoup de circonstances atténuantes à Adèle même si évidemment la souffrance qu'elle a provoquée n'est pas du tout légitime. Car enfin elle est bien la fille transparente qui depuis toujours confond sa vie réelle avec la vie rêvée, une fille sans histoire, et c'est là que le bât la blesse.

Signalons enfin le poème de Baudelaire sur la fenêtre (page 131).

Une fille sans histoire de Constance Rivière, chez Stock, en librairie depuis le 21 août 2019

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