Après La huitième vie, un roman fleuve (très fleuve) racontant déjà le parcours d’une famille s’inscrivant dans l’histoire universelle, Nino Haratischwili nous offre un quatrième roman, lui aussi fleuve (mais un peu moins) intitulé La lumière vacillante.
Elles sont quatre : il y a Nene la romantique, Ira la cérébrale, Dina l'idéaliste et Keto l'observatrice. Voisines depuis l'enfance, elles grandissent ensemble à Tbilissi, en Géorgie, au moment où l'Union soviétique s'effrondre et où se pose la question de l'avenir de leur pays. Chacune à leur manière, les quatre amies vont faire l'expérience de l'amour, de l'espoir, de la déception, de la trahison, et être confrontées aux conséquences, dans leur vie privée, de ces événements politiques et historiques qui feront bifurquer à jamais leurs existences.
L’auteure est une jeune femme, née en 1983 à Tbilissi (Géorgie). Venue en Allemagne en 2003 pour étudier la mise en scène et la dramaturgie, elle vit aujourd'hui à Hambourg et écrit en allemand. Elle s'est d'abord fait connaître comme auteure et metteuse en scène de théâtre (elle a écrit 13 pièces). En 2011, elle a reçu le Prix du premier roman du Buddenbrookhaus Lübeck pour son livre Juja (non publié en France). Mon doux jumeau – son premier livre traduit en français – a été récompensé la même année par le Prix des éditeurs indépendants.
Je n'aurais jamais imaginé la rencontrer. Je la découvre discrète, posée, ne refusant de répondre à aucune question. Comment une femme si simple a-t-elle pu écrire un roman aussi puissant, avec une dimension épique digne des grandes sagas du XIX° siècle ?
Le point de départ du livre est personnel avec pour toile de fond l’époque très sanglante de la post-pérestroïka qui a marqué son enfance. Les événements ont été très refoulés, si intensément que les faits étaient très éloignés de ce que lui racontèrent ensuite ses camarades allemands quand elle est arrivée dans ce pays. Elle donc a eu envie d’explorer la vérité.
Si l’arrière-plan est bien réel ce roman n’est cependant pas davantage autobiographique que les précédents. Tout le monde s’accordera à raconter l’obscurité (il y avait peu d’électricité), le froid, le manque de nourriture et la violence de cette dizaine d’années. Peut-être moins à souligner le rôle joué dans la guerre par une drogue comme l'héroïne (p.416).
Et lorsqu'elle fait dire à Keto dans mon imagination enfantine, les bolcheviks étaient les puissances maléfiques, des ténèbres, (qui resteront plus de 70 ans en Géorgie) on devine que c'est aussi ce qu'elle a ressenti (p.60).
Nino a cherché à retrouver les bruits et les odeurs de cette époque. Elle raconte l’anecdote si caractéristique de l’échelle : Je faisais mes devoirs habillée d'une combinaison de ski avec une camarade en haut d’une échelle. Ce qui pouvait passer pour une fantaisie imaginée par la grand-mère était en fait une manifestation de sagesse puisque, en tant que scientifique elle savait que la chaleur monte, d’autant plus dans ces pièces très hautes de plafond.
Nino voulait écrire sur l’amitié et tout ce qui touche au sexe féminin l'intéresse comme matière. Il faut rappeler que pendant cette période les femmes devaient organiser la vie, gérer la survie de la famille. Il leur a fallu trouver le moyen de s'adapter.
Elle a choisi d'écrire sur deux axes, le présent et le passé. Il a fallu trouver un motif plausible de retrouvailles des quatre amies. Quelque chose qui ne soit pas classique comme un mariage ou un enterrement. L’idée de l’exposition de photos de l’une d’elles, décédée entretemps, a permis d’instaurer de la fluidité dans le récit de la vie des quatre femmes, en les plaçant à égalité et en complémentarité. C'était aussi une situation idéale pour retourner dans le passé.
La photographie est au coeur du récit. Les clichés sont si bien décrits qu’on jurerait qu’ils ont existé. On sait bien que ce n’est pas possible mais pourtant je n’aurais pas été surprise que le roman se termine avec le portfolio de l’exposition. A chaque nouvelle description je m’interrogeais de savoir si c’était celle de la couverture. Mais non. Jamais. Elle a été choisie par l’éditeur français, sans demander son avis à Nino qui juge d'ailleurs qu'elle représente très bien la situation. Elle convient qu’elle a tout inventé, en y prenant plaisir car elle s’intéresse beaucoup à l’art photographique. Certains clichés iconiques de l’époque l’ont inspirée et elle tenait au noir et blanc.
Cette photo suggère tout. Il n'aurait pas été sain d'utiliser un cliché montrant une femme ensanglantée, à genoux devant la mare de son vomi, avec un singe à l’arrière plan, alors que la description qui nous en est faite (p. 298) est un des moments les plus forts du roman, d'autant qu'il s'agit d'une scène décisive.
Ecrire en allemand a permis une certaine distance. Mais c’est une langue qu’elle maitrise parfaitement, à l’inverse d’un auteur comme Nabokov, pourtant parfaitement trilingue russe, anglais et français. Nous suivons la discussion à travers la traduction (c'est inouï comme la traductrice semble ne rien perdre des longues phrases de l'auteure).
Nino peut sembler être un prénom masculin et pourtant non. En Géorgie beaucoup de prénoms de femmes se terminent par la lettre O. C’est son vrai prénom et elle l’a conservé. C’est le nom d’une sainte byzantine du IV° siècle qui a apporté le christianisme dans le pays.
Nous lui demandons si les cicatrices sont toujours brûlantes. Elle estime que beaucoup de choses ont changé depuis l’indépendance et que les jeunes n’y pensent pas. Voilà pourquoi Anano, (la petite sœur de Dina) est la plus indemne (…) Elle a eu droit à une perspective, la normalité et la paix (p. 29). Mais pour la génération de l'auteure, et plus encore pour celle de ses parents, les traumatismes resurgissent. Les blessures sont cicatrisées mais elles pourraient se rouvrir.
Nino peut sembler être un prénom masculin et pourtant non. En Géorgie beaucoup de prénoms de femmes se terminent par la lettre O. C’est son vrai prénom et elle l’a conservé. C’est le nom d’une sainte byzantine du IV° siècle qui a apporté le christianisme dans le pays.
Nous lui demandons si les cicatrices sont toujours brûlantes. Elle estime que beaucoup de choses ont changé depuis l’indépendance et que les jeunes n’y pensent pas. Voilà pourquoi Anano, (la petite sœur de Dina) est la plus indemne (…) Elle a eu droit à une perspective, la normalité et la paix (p. 29). Mais pour la génération de l'auteure, et plus encore pour celle de ses parents, les traumatismes resurgissent. Les blessures sont cicatrisées mais elles pourraient se rouvrir.
Le parallèle est tentant de comparer le métier de Kéto, restauratrice, à celui de l'écrivain qui fait revivre le passé. Elle répond que Kéto est un personnage en retenue, observatrice, qui n’aura pas eu le courage de devenir peintre et qui préférera la voie de la réhabilitation. Quand on restaure les objets on ne peut pas leur rendre leur forme originelle car on ne la connait pas, comme le fait si justement remarquer la mère de Dina, sorte de mentor pour Keto qui, orpheline de mère dessine pour échapper à la réalité (p. 80). Elle décrit peu le métier vers lequel Keto s'est orientée mais suffisamment pour me faire penser à l'immense chantier de remise en état des tableaux de Notre-Dame.
Rester fidèle à soi-même, même si c’est violent, est un thème qui fascine Nino Haratischwili : En situation extrême on n’est jamais sûr de la façon dont on va réagir (guerre, violence, mais aussi entraide extrême qui est la seule façon de survivre).
Nous ne pouvions pas occulter le cadre géographique et cette ville de Tbilissi. Elle y revient aussi souvent que possible pour ne pas perdre le lien. La ville chère à son coeur est restée très belle et animée d’un esprit particulier malgré la laideur extrême de nouvelles constructions. A cet égard l'éditeur a eu raison de ne pas choisir un cliché de couverture représentant les charmantes façades colorées caractéristiques des dépliants des agences de voyage.
Il m'a néanmoins manqué une carte de la Géorgie pour situer Tbilissi dont je me rends compte que cette ville est aussi loin de Moscou que de Milan ou du Caire. J'ai souvent consulté Internet pour repérer les trajets des protagonistes et me rendre compte des distances, de l'emplacement des portes du zoo qui joue un rôle déterminant dans l'histoire …
Je recommande évidemment la découverte de ce roman qui lève le voile sur une période que nous n'avons pas directement traversée et qui, alors que la guerre fait (encore) rage à l'Est, nous rappelle combien la cruauté de l'histoire frappe des populations entières d'innocents. Il est bon de s'indigner de la violence colossale qui peut survenir dans notre vie du jour au lendemain et dévaster tout ce que nous avons bâti pendant des années de travail laborieux (p. 67).
La lecture est fluide mais elle requiert malgré tout une certaine attention. La structure est construite comme un roman choral et bien qu'écrit par Kéto, nous place à tour de rôle dans le cerveau de chacune des quatre femmes. La narration glisse habilement du je au nous. Il n’est pas rare qu’une idée commence à être développée puis suspendue pour reprendre une vingtaine de pages plus loin. Ainsi le si beau poème Demain dès l’aube, démarre (p.516), s’arrête à la troisième strophe et resurgira ultérieurement, quand la mémoire sera revenue à la jeune femme qui, du même coup, réalisera la mort de sa grand-mère adorée (p. 536), décuplant ainsi l’émotion que provoquent les vers de Victor Hugo.
Il ne faut pas reculer devant le nombre de pages. La quatrième partie parait étonnamment brève même si tant de choses ont déjà été dites … Le style est abordable sans difficulté. Certes nous sommes loin de ce mode de vie, ne vivant pas en symbiose intergénérationelle, ignorant certaines coutumes, n'ayant jamais goûté plusieurs plats, mais nous sommes très proches par les sentiments.
Comment ne pas éprouver de compassion à la lecture de ces mots : dans notre ville, on esquivait ses propres désir. On était obligé de renoncer à ses désirs pour que la vie ne reste pas abonnée au malheur (…). Dans notre ville, les jeunes filles étaient des anges sans ailes (p. 234).
"Dans notre ville" est répété, scandé plusieurs fois comme dans un poème en prose. On appréciera les multiples répétitions de groupes de mots qui résonnent comme une incantation, une sorte de chanson. Ainsi, par exemple nous découpons la journée en tranches revient six fois dans un seul paragraphe (p. 334). Et soudain une phrase sur laquelle nous ne nous serions peut-être pas attardés prend tout son sens : on n’a plus les moyens de se payer aucune morale, plus personne dans ce pays n’agit moralement (Dina reconnait alors ce qu’elle a fait pour que Rati sorte de prison, toujours p. 334).
L'auteure est également douée pour nous accrocher par ce qui pourrait être qu'un détail, comme la découverte d'un vieux pistolet dans une boite cachée sous un lit (p. 182) qui laisse immédiatement présager du malheur à venir.
Ou par des attitudes de sagesse. Ainsi l'oncle Guivi concèdera, à propos de son enseignement musical à Keto : on ne peut pas déclencher une passion en appuyant sur un bouton, et la musique est une passion, doit être une passion, sinon c’est une perte de temps qui ne serait pas digne d’elle. L'instant d'après il souligne son talent… pour les arts plastiques (p. 50). On se sent en telle proximité avec la jeune fille qu'on a envie de lui dire merci.
Nous respirons à chaque moment festif. Que ce soit dans les retour en arrière comme dans le présent, au cours de la déambulation dans l'exposition bruxelloise. Anano, qui gère depuis sa galerie l'héritage de sa soeur Dina les incite régulièrement à "faire abondamment la fête dans le jardin, comme Dina l’aurait apprécié" (p.120).
J'ai également apprécié l'habile fusion entre ce qui relève de l'involontaire (les faits politiques) et ce qui est imputable, plus ou moins directement au caractère de chacun et au chemin qu'il a choisi. Les habitants ne pouvaient pas faire grand chose le refus du président Géorgien (ainsi que les pays baltes) d’entrer dans la communauté des états indépendants nouvellement créée et régulée par la Russie, à part regretter que cet idiot, va sacrifier tout le pays à son ego (p. 285). Par contre Anano a sans doute raison à propos de l'impitoyable talent, dont était doté sa sœur, et qui allait en même temps, se révéler une malédiction (p.120).
Enfin, au-delà de l'horreur inacceptable des guerres, tout reste question de point de vue, d'acceptation ou de rébellion. La métaphore choisie par Nino Haratischwili pour le démontrer est parlante. Quand on désigne chez nous une plante par le nom de "monnaie du pape", on hésite en Géorgie entre larmes de Jésus ou médailles de Judas.
La lumière vacillante (traduction fidèle au titre original) est fragile mais elle restera allumée longtemps dans nos consciences et dans notre coeur. C'est une grande chance que d'avoir pu rencontrer une autrice aussi talentueuse.
Ses personnages féminins sont inoubliables. Je ne serais aucunement surprise de les voir bientôt sur grand écran.
La lumière vacillante, de Nino Haratischwil, traduit de l’allemand par Barbara Fontaine, Gallimard
En librairie depuis le 5 septembre 2024
Je remercie Babelio et les éditions Gallimard d'avoir permis cette rencontre
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