C’était un peu un pari fou de proposer la version théâtrale de la pièce de Michel Marc Bouchard si peu de temps après l’adaptation télévisée réalisée par Xavier Dolan diffusée notamment sur Canal + l’année dernière. A moins de travailler à la rendre unique.
Le challenge est brillamment remporté par le metteur en scène Didier Brengarth et ses comédiens, faisant de La nuit où Laurier Gaudreault un spectacle qu’on suit avec grand plaisir alors qu’on ne peut pas dire que le contexte soit réjouissant.
Bien sûr, il y a d’abord la formidable écriture de Michel Marc Bouchard (Tom à la ferme, Les Muses orphelines) dont la musicalité fait progresser le récit par petites touches, amenant magistralement les retournements de situation.
Il y a aussi la magie d’une forme de première fois puisque la pièce n’a jamais été jouée sur une scène parisienne.
On nous a annoncé La nuit où Laurier Gaudreault s’est réveillé comme un huis-clos glacial, un psychodrame de l’intime, à la fois drôle et cruel, dans lequel une famille, rongée par le silence, allait devoir faire face à l’inavouable. Je voudrais dire que malgré l’affiche, malgré ce pitch, et malgré le décor (une salle de morgue) on vit tant d’émotions, y compris joyeuses, que je n’ai pas ressenti une atmosphère insupportable.
Quelques mots d’abord sur l’affiche. Elle montre un visage éclairé en lumière rouge, la couleur du drame par excellence, partagé en deux par des mains qui cherchent à voiler les yeux mais qui laissent passer la lumière, celle de la vérité qui finira par éclater. Ce geste de se masquer le regard sera repris dans la dernière partie de la pièce.
Mais au tout début Mireille Larouche (Gaëlle Billaut-Danno) raconte son enfance devant le rideau de scène. Insomniaque, elle s’infiltrait dans les maisons voisines dont elle adorait observer les habitants dans leur sommeil. À mesure que tombe la neige on jurerait qu’elle s’élève dans le ciel mais ce n’est qu’une illusion d’optique. L’énonciation s’arrête avec le souvenir de Laurier. Le spectateur n’en saura pas davantage pour le moment … sans se douter combien l’instant est crucial.
La suite nous ramène dans une réalité morbide. Une thanatopractice (Margaux Van Den Plas) s’affaire autour d’un cadavre. Surgit Mireille avec tout un attirail qui, après avoir (difficilement) sympathisé avec cette collègue qui la menaçait de porter plainte pour « outrage à dépouille » va entreprendre d’embaumer sa mère décédée. C’est son métier et elle est fort expérimentée. Pas nous qui découvrons avec horreur les traitements infligés aux défunts.
Nous pourrions nous croire dans un spectacle d’horreur mais le comique de situation s’invite entre les tuyaux, les flacons et le sang. C’est d’abord le plus jeune frère, Eliott (Julien Personnaz) qui met de l’ambiance avec son franc-parler. On veut bien croire qu’il est peut-être un « foutu tas de problèmes » mais il s’y entend pour détendre l’atmosphère.
Ce seront ensuite les deux autres frères. L’aîné, alcoolique repenti, au caractère tranché (David Macquart) et sa femme gaffeuse à souhait (Marie Montoya) et puis l’autre frère (Benjamin Penamaria) qui voudrait arrondir les angles. Peut-être parce qu’il sait déjà la teneur de la révélation qui va exploser.
Et puis il y a la mère, certes décédée, mais dont les dernières volontés allumeront la mèche de la discorde.
La langue de Michel Marc Bouchard est savoureuse. Il a accepté de franciser quelque peu ses dialogues pour éviter le surtitrage si fréquent parce que nous autres, français, ne pigeons pas toutes les subtilités et les richesses métaphoriques du québécois. Demeure son style et sa manière toute personnelle de jouer des répétitions.
Il a recours à toutes les formes d’humour possible, du plus noir au plus rose. Les comédiens sont des instruments remarquables et le public se laisse porter. C’est grinçant, drôle, délirant, féroce, haletant, mais c’est aussi émouvant quand Mireille parvient à persuader ses frères de participer à l’embaumement, comme on le fait dans certaines tribus pour libérer les âmes.
Mireille sait parfaitement où conduire la fratrie. Elle n’est pas seulement ici pour rendre à sa mère les derniers hommages. Elle est revenue aussi pour dire ce qui s’est passé, trente ans plus tôt, la nuit où Laurier Gaudreault s’est réveillé, ce qui s’est réellement passé, et le dénouement est à la hauteur de ce qui a précédé … une vraie claque.
Il faut saluer l’audace du scénographe (Olivier Prost) de n’avoir pas reculé à nous faire entrer dans la chambre mortuaire. Et l’interprétation sans faille de chacun des comédiens, à commencer par Gaëlle Billaut-Danno qu’on retrouve aussi magistrale que lorsqu’elle répétait Les lois de la gravité (pièce devenue Coupables au festival d’Avignon 2021). Décidément les affaires de justice lui vont à ravir.
La nuit où Laurier Gaudreault s’est réveillé
De Michel Marc Bouchard
Mise en scène : Didier Brengarth
Assistante mise en scène : Stéphanie Froeliger
Avec Gaëlle Billaut-Danno, David Macquart, Marie Montoya, Benjamin Penamaria, Julien Personnaz, Margaux Van Den Plas
Scénographie : Olivier Prost
Création lumières : Mathieu Courtaillie
Costumes : Mathieu Crescence
Création visuelle : Mathieu Courtaillier et Didier Brengarth
Conception sonore : Antoine Daviaud
Du mardi au vendredi à 21h et samedi à 16h et 21h
Au Théâtre Tristan Bernard - 64 rue du Rocher - 75008 Paris
Texte publié aux éditions Théâtrales
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