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dimanche 29 septembre 2024

Les graines du figuier sauvage, un film de Mohammad Rasoulof

On m’avait dit, s’il n’y a qu’un film à voir cet automne c’est Les graines du figuier. Je ne pouvais pas ignorer le conseil. J’ai passé outre la longueur (trois heures tout de même), et le sujet que j’imaginais -à juste titre- proche de Badjens ou du Gardien de Téhéran et des pièces de théâtre crées par des iraniennes comme 4211 km (qui est repris à la rentrée au Studio Marigny).

Connaître la situation de ce pays, et particulièrement la condition des femmes m’a permis d’entrer directement (et sans surprise) dans le propos du film.

On nous explique cependant immédiatement la métaphore du titre. L’arbre dont le nom latin est Ficus religiosa (et Dieu sait combien la religion est au coeur du politique en Iran), également figuier sacré ou figuier étrangleur est une plante qui a trouvé une astuce pour s’adapter à des conditions extrêmes. L’absence de lumière de la canopée tropicale accorde peu de chance de germination aux graines tombées sur le sol à l’inverse de celles déposées en hauteur sur des troncs ou des branches d’arbres à l’intérieur des déjections d’oiseaux gourmands.

En se développant, la plante épiphyte produit des branches et des racines aériennes qui s’enfonceront dans le sol dès qu’elles auront réussi à l’atteindre. Elle n’aura alors plus besoin de la structure pour se développer. À nous d’interpréter l’esprit par la suite mais la plus vraisemblable prédit la réussite du mouvement de rébellion Femmes-Vie-Liberté, né de la mort de la jeune Mahsa Amini en garde à vue à Téhéran après son arrestation pour port "inapproprié" de son foulard et qui a inspiré Mohammad Rasoulof alors qu’il était lui-même encore incarcéré.

Il a pris, tout comme son équipe, des risques mesurés mais très réels pour réaliser cette fiction dans le plus grand secret, ce qui imposait des conditions de tournage particulières. Une des contraintes fut de privilégier les scènes d’intérieur pour des raisons de sécurité, ce qui a convenu parfaitement au scénario, et réciproquement. 

Pour les scènes de rue et de manifestations le réalisateur n’a eu qu’à puiser sur Internet, ce qui les rend encore plus crédibles à l’écran, et pour cause. Encore plus violentes aussi car on a compris que ce "n’est pas du cinéma".

Faire ressentir l’horreur totalitaire à travers une prise de conscience intrafamiliale permet d’en mesurer toutes les conséquences. Au début du film, les protagonistes ne souffrent pas particulièrement de la situation politique. On pourrait même penser le contraire puisque Iman (Missagh Zareh) vient d’avoir une promotion au sein du tribunal révolutionnaire où d’enquêteur il sera juge. Sa femme Najmeh (Soheila Golestani), lui exprime sa fierté. Elle est si heureuse de voir leurs conditions de vie s’améliorer avec la perspective d’un plus grand logement pour que leurs filles aient chacune sa chambre et l’achat désormais envisageable d’un lave-vaisselle.

Le père est le premier à se rendre compte que le système est pourri. Il ne veut pas condamner à mort quelqu’un dont on ne lui laisse pas le temps de lire le dossier d’accusation. Et s’il continue, c’est sous la pression et l’encouragement de son collègue et de sa femme. Il estime sans doute parvenir à réguler la situation. Jusqu’à ce que le nombre des arrestations passe à 300 par jour.

Nous sommes dans la moyenne bourgeoisie. De nombreuses scènes de préparation de repas et de partage de nourriture nous éclairent sur le mode de vie de cette classe sociale plutôt aisée. Les deux filles, Rezvan (Mahsa Rostami) dont c’est le premier rôle au cinéma, et Sana (Setareh Maleki), étudiantes, sont ouvertes sur le monde grâce à leurs portables (on notera le rôle joué par les téléphones) et aux réseaux sociaux. Ce ne sont pas des rebelles (pas encore) mais elles ont soif de liberté, surtout la cadette dont la meilleure amie a des volontés encore plus affirmées.

Elles portent un voile en extérieur mais ça ne suffira pas pour les protéger. On voit la mère le réajuster régulièrement, dans une sorte de trouble obsessionnel compulsif, alors qu’on jurerait qu’il est "correctement " posé. Ce n’est pas une armure. Pas plus que le masque anti-Covid ne permettra plus tard au père de rester anonyme.

La conscience de la mère bascule quand elle accepte de recueillir et soigner (en cachette de son mari) l’amie de sa fille aînée, Sadaf (Niousha Akhshigrièvement blessée. Elle n’ira pas jusqu’à l’héberger la nuit suivante mais le rapport de forces au sein du foyer a évolué.

Le réalisateur nous épargne les grands débats et les disputes familiales (réduites au strict nécessaire) préférant de longues scènes montrant la femme perdue dans ses pensées, l’homme, qui n'est pas particulièrement sévère et qu’on ne pourrait pas qualifier d’intégriste, fourbu à son retour du travail, les filles cherchant à protéger leur amie.

On voit bien les risques de part et d’autres. Personne n’est épargné. Ni celles qui cherchent à se libérer de l’oppression, ni les fonctionnaires de l’Etat qui doivent vivre dans des quartiers sécurisés et se prémunir de l’influence des réseaux sociaux où des informations les concernant pourraient fuiter et mettre leur propre vie en danger. Même au coeur de leur travail, ils sont surveillés et leur bureau est sous écoute. C’est à tomber fou.

Le moment de bascule s’opère quand la mère retire, une à une, les billes de chevrotine du visage de cette jeune fille, semblables à des graines … de figuier. La scène est très longue et permet au spectateur de mesurer la lourdeur du tribut payé par les femmes. Pourtant Mohammad Rasoulof filme les sentiments qui unissent encore le couple. Il le fait de manière inhabituelle à travers notamment un moment où la main fine de la femme coupe les cheveux, rase et teint la barbe de son mari, puis masse son visage sans qu’aucun mot ne soit prononcé. Le visage en gros plan ruisselle sous la vapeur de la douche. 

La tension monte quand le père s’aperçoit qu’il a perdu, ou qu’on lui a volé, son arme de service. C’est un des objets symboliques du film. Le pistolet lui a été remis avec des balles (qui ressemblent à d’énormes graines) dans la scène d’introduction, matérialisant la dangerosité de sa nouvelle fonction. Curieusement il n’en prend pas grand soin en le cachant correctement et quand il va disparaître, le discrédit sera immédiat et pourrait le conduire en prison au moins pour trois ans.

Iman panique et soupçonne tour à tour les trois femmes de le lui avoir pris et de lui mentir. La mère est tiraillée entre lui et ses filles, lesquelles sont désormais en opposition ouverte, principalement contre l’autocratie politique dont il est un des représentants.

Sans spolier la suite je dirai qu’un autre objet symbolique va jouer un rôle important, la bague d’Iman que l’on voit en gros plan dès la première scène et dont la présence sera déterminante plus tard, et sera symbolique dans les dernières secondes. Nous reverrons dans la dernière partie du film la chapelle dans laquelle Iman s’était recueilli pour remercier son dieu de sa promotion. C’est un des rares moments le montrant en prières, parce que la religion n’est pas -dans ce film- associée étroitement aux excès du pouvoir en place.

Après avoir pris son temps, le film s’accélère et fait monter progressivement l'angoisse. Le paysage et son aridité joueront un rôle à la fin en nous offrant de très belles images d’un village troglodyte, abandonné, situé à proximité de la chapelle. Suivront de longs plans-séquences avec rebondissements et courses poursuites dans des ruines labyrinthiques qui étonnent par leur aspect burlesque mais dont l’absurdité n’a d’égale que la situation politique du pays, … dont on pressent un probable effondrement.

Mohammad Rasoulof est parvenu à s’enfuir de son pays, ainsi que les deux jeunes actrices du film, Mahsa Rostami et Setareh Maleki. La sélection du film à Cannes, en compétition officielle leur garantissait une sorte d’immunité, à condition toutefois de faire le sacrifice de ne plus revenir dans leur pays. Misagh Zare et Soheila Golestani, qui jouent les parents, ainsi que plusieurs techniciens sont toujours en Iran.

L’Allemagne, co-productrice, a décidé que Les graines du figuier sauvage la représenterait aux Oscars. On lui souhaite bonne chance, même si nos vœux accompagnent aussi le film choisi par la France, Emilia Pérez.

Les graines du figuier sauvage, scénario et réalisation de Mohammad Rasoulof
Avec Missagh Zareh, Soheila Golestani, Mahsa Rostami, Setareh Maleki, Niousha Akhshi, Reza Akhlaghirad, Shiva Ordooie …
Prix spécial du jury, prix de la Critique internationale et prix du Jury œcuménique au festival de Cannes 
Sortie en salles le 18 septembre 2024

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