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vendredi 20 septembre 2024

Dors ton sommeil de brute de Carole Martinez

Pour résumer en peu de mots le point de départ de Dors ton sommeil de brute on peut dire qu'Eva a fui son mari et s’est coupée du monde. Dans l’espace sauvage où elle s’est réfugiée avec sa fille Lucie, elle est déterminée à se battre contre ce qui menace son enfant durant son sommeil sur une Terre qui semble basculer.

Carole Martinez a emprunté le titre à Baudelaire : Résigne-toi, mon cœur ; dors ton sommeil de brute. Ce choix est cohérent puisqu’il sera question de rêves qui peupleront les nuits, et de cauchemars qui inquièteront les journées. L’ambiguïté du terme "brute" oscillera entre la violence du mari quitté par Eva et la force de Serge, le colosse qui habite dans les marais avec sa radio pour petite compagne où elle a cru pouvoir protéger sa fille, loin du père agresseur.

Nous ne sommes plus au siècle du Domaine des murmures (Prix Goncourt des Lycéens en 2011), mais c’est encore une histoire d'emprise et de violence conjugale qui aurait pu suffire à construire un roman. Carole Martinez la densifie en la reliant aux menaces de fin du monde consécutives au réchauffement climatique et aux dérèglements écologiques.

Le récit se tisse entre réalité, rêve et fiction, ce qui se traduit très habilement d'un paragraphe à un autre en multipliant les voix et les points de vue, jouant avec les pronoms. La narration a recours au "je" et au "tu" contraignant le lecteur a faire un effort pour diriger son regard dans la bonne direction, en le plaçant dans la tête d’Eva, celle de Serge, ou encore de son mari Pierre. J'ai souvent eu l'impression que l’auteure rembobinait pour reprendre l’histoire sous une autre focale tout en réutilisant les mêmes mots. Comme si au-dessus des autres une voix commentait, expliquait, sermonnait et composait un conte philosophique. 

On suit la course contre la montre de la mère pour sauver sa fille dans ce roman aussi étonnant que magistral, ponctué de moments magnifiques dont la scène introductive de l'accouchement est un bon exemple. Il réjouira ceux qui aiment les histoires complexes.

Les indices sont semés à la volée, une oie, un joueur de flûte, une grenouille (p. 100), des bottes de sept lieux, une boule à neige, des reproductions de tableaux … qui finiront par faire sens, apportant de la logique dans une histoire qui semblait surréaliste. Quand je découvre la mention d'un attrape-rêves (p. 218) je m'étonne de ne pas y avoir pensé moi-même alors que j'en possède une collection constituée au fil de mes séjours au Mexique.

J'ai compris comment tout allait finir une bonne centaine de pages avant la fin mais sans que ma lecture ne s'émousse. Je voulais savoir quel fil ou quelle plume allait tirer Carole Martinez pour la rendre crédible.

La construction de Dors ton sommeil de brute est éblouissante et il est frustrant de s'interdire d'en révéler trop, parce que ce serait priver le lecteur du plaisir de faire ce voyage en toute innocence.

Le style est onirique, évidemment, puisque les rêves (annonciateurs de cauchemars à venir) y tiennent une place centrale. L'auteure a aussi l'art de la métaphore en peu de mots. Par exemple plier le réel dans tous les sens (p. 105) pour exprimer combien Eva s'évertue à comprendre.

Elle glisse des phrases qui semblent anodines mais qui, comme les allusions au domaine des contes, justifieront la suite des événements. Si on pouvait détricoter sa vie en tirant doucement sur le fil comme un pull (…) si on savait comment se défaire de nos tourments, s’il suffisait de tirer sur un fil et de tout rembobiner pour remettre le ciel en pelote (p 292) justifie que plus loin elle réinvente la légende du fil d’Ariane 

La nature fait l'objet de très belles descriptions. La Camargue est rarement montrée sous cet angle. Les marais y sont à la fois refuge et zone de risques mortels.

Enfin elle sait à la perfection mettre en scène des personnages très différents qui vont s'accorder. Leurs personnalités, leurs métiers et leurs dons ne sont pas banals mais là encore rien ne sera le fruit du hasard. Eva est spécialiste du sommeil. Le prénom de Lucie signifie étymologiquement lumière. Pierre n'est pas qu'un être violent, il a une intelligence hors normes, justifiant qu'on l'appelle à l'aide pour démêler ces drôles de rêves si anxiogènes, annonciateurs de catastrophes bien réelles le lendemain  (p. 215).

Carole Martinez a bien raison d'écrire que les gens se bricolent souvent des histoires pour rendre leur vie et le monde cohérent (p. 302). Sauront-ils décrypter la mise en garde. Ne sera-t-il pas trop tard un jour prochain de dire à la jeunesse que nous sommes désolés si la fin du monde est pour demain ?

Dors ton sommeil de brute de Carole Martinez, Collection Blanche, Gallimard, en librairie depuis le 15 août 2024
Nominé pour le Prix du Roman Fnac 2024 (mais non parmi les 4 finalistes)
Inscrit dans la première sélection des 16 romans concourant cette année à la 122e édition du prix Goncourt.

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