Elle ne portait pas un joli tablier à carreaux…
Imaginez une gamine aux joues rondes encadrées d’une tignasse qui, si elle avait eu le reflet de deux ailes de corbeau, aurait pu être jolie. Des yeux pétillants. Le corps toujours en mouvement.
Elle était fagotée dans une blouse, grise de surcroît, parce que ce n’est pas une couleur salissante, munie d’une poche gonflée d’un grand mouchoir en tissu, parce que ça peut toujours servir, et que de toute façon à cette époque là, le mouchoir en papier n’avait pas encore été inventé. On était écolo sans le savoir.
Une gamine à l’esprit agité de mille projets, qui aurait quitté père et mère (comme s’en plaignait sa maman à tout le monde) pour suivre n’importe qui.
Cette gamine, c’était moi. Nous vivions dans un petit village dépourvu d’école maternelle. Françoise Dolto n’avait pas encore expliqué que l’enfant était une personne. Ma mère était mobilisée par les tâches domestiques et n’aurait jamais joué avec moi. Le jardin prolongé d’un verger était mon paradis. J’ai appris à connaître les plantes avant de savoir lire et écrire. Je ne me lassais pas de les regarder prospérer, d’observer les oiseaux ... et je me carapatais à la moindre occasion chez la voisine. Son poulailler était mon château. Je ramenais les œufs fièrement dans un petit panier d’osier tout rond sans jamais avoir fêlé une coquille.
Je vivais dehors, ne rentrant à la maison que pour y manger et y dormir. Je n’ai aucun souvenir de l’ordonnancement des pièces ni de leur décoration, hormis un papier peint orné de grands motifs turquoises que l’humidité avait fait cloquer au-dessus de mon lit et dont, à ce qu’il parait, j’arrachais des lambeaux. J’étais aux yeux de ma mère une gamine infernale.
Une image reste incrustée dans ma mémoire comme une ronce. Mon père rentra un soir avec un air joyeux et mystérieux, cachant quelque chose contre lui dans le blouson de cuir d’aviateur que je lui ai toujours connu. Des glapissements s’échappaient de l’encolure entrouverte. Il fit glisser la fermeture éclair et la bouille d’un chiot surgit en secouant des oreilles molles comme de petites crêpes. Ses yeux ronds brillants tournaient comme les billes d’un juke-box. Tout en lui trahissait à la fois l’excitation et la peur.
J’allais avoir un compagnon. Je tendis la main pour toucher le bout de sa truffe quand je fus prestement arrêtée. Laisse cet animal tranquille ! Ma mère s'accapara aussitôt la petite chienne qu’elle baptisa du curieux nom de Zipy.
Quelques mois plus tard nous quittions Saint-Martin pour emménager à la ville dans une maison qui n’était pas entièrement terminée. Le terrain n’était pas clôturé et ma mère avait la charge de couler les parpaings destinés à l’entourage, selon l’expression consacrée. Sa seule distraction consistait à promener la chienne (mais on disait sortir).
Nous faisions le tour du pâté de maison. J’avais le droit de les accompagner, mais je n'aurais pas eu la force de faire une longue promenade. Mes grands-parents m'avaient offert un tricycle. Je pouvais suivre Zipy et maman en pédalant pour ne pas les ralentir. La balade n’était pas bien longue et l’événement ne se produisait que deux fois par jour. Le reste du temps, impossible de rouler sur les cailloux de la cour. J’étais pleine de vie et je m’ennuyais à périr sans jardin pour me distraire.
Quand elle ne travaillait pas à terminer l’aménagement des pièces principales, ma mère était préoccupée par la surveillance d’un petit frère à la santé très délicate. Les enfants comprennent vite si leur présence est souhaitée ou dérangeante. Qu’à cela ne tienne j’allais me faire aimer ailleurs !
Il n’y avait pas non plus de grille pour me retenir. J’enfourchai le tricycle en plein milieu d’une belle après-midi et je partis droit devant. J’eus tôt fait de dépasser la limite du lotissement mais la route continuait et il n’était pas dans mon intention de m’arrêter. Je n’avais ni plan, ni méthode. Sur quels critères une petite fille de six ans peut-elle se baser pour trouver une famille d’accueil ? Je n’en avais pas la moindre idée mais j’étais sereine, confiante.
L’excursion fut malheureusement de courte durée. Une commère, surprise de me voir pédaler toute seule, a prévenu ma mère qui m’obligea à stopper net en me faisant une queue de poisson au volant de sa Fiat 500.
– Tu comptais aller loin comme ça ? Tu as de la chance que Madame Martin t’ai vue passer. Où aurais-tu dîné ce soir ?
– Dans une autre maison.
– Tu n’auras pas toujours réponse à tout. La vie n’est pas ce que tu crois.
Ma mère se trompait. J’avais compris ce jour-là que le rêve est un emprunt fait au bonheur. Même si parfois le paiement des intérêts est au-dessus de nos forces. Je ne fus pourtant pas punie.
On se contenta d’accélérer la réalisation de l’entourage pour se garantir du risque que le petit frère ne suive l’exemple de la grande sœur. L’affaire fut prestement classée. C’était un non-évènement.
C'est fait. Je peux cocher la case : J'ai fugué.
1 commentaire:
Des prémices d'"A Bride Abattue"! Une petite fille qui me fait penser à Annie Ernaux ! Puisqu'on ne peut rester dans les pattes de la mère, autant partir regarder le monde !
Joëlle Mercier
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