J'ai entendu l'auteur affirmer ne pas trop s'arrêter sur les avis binaires j'aime/j'aime pas. C'est heureux car je serais bien en peine de choisir entre les deux. Le roman a beaucoup de qualités, mais il a aussi quelques défauts qui estompent le plaisir de lecture que j'aurais pu avoir si par exemple les personnages avaient été plus fouillés.
Ou encore si la photo de couverture, certes intrigante et collant au sujet, avait parfaitement correspondu au titre. Car enfin Anthony van den Bossche est si précis quand il nous fait la leçon sur les nuances distinguant un Tancho d'un Goromo, d'un Kigoï ou un Doitsu, d'un Chaboi ou encore d'un Ochiba qu'on s'attendrait à ce que l'entièreté de son ouvrage obéisse à la même règle.
Et ce n'est pas du tout un Grand Platinum qui nage sur la couverture. On peut être le premier avril et ne pas gober le poisson !
Mais voilà que je l'imite en vous perdant … sans vous préciser que les noms savants énumérés plus haut sont ceux de ce qu'on appelle des Nishikigoï (p. 31). Ce sont des désignations d'espèces de carpes sélectionnées génétiquement pour la beauté et la perfection du dessin de leurs écailles par des paysans japonais devenus éleveurs de poissons d'ornement par hasard (p. 21). Ces "poissons rouges" sont des oeuvres d'art qui sont négociées à prix d'or … sauf pour le père de Louise, pour une raison bien précise que vous découvrirez au fil des pages.
Sachez seulement que cet homme apprécie ce que les Japonais appellent le hinkaku, la prestance des carpes. Cette façon d'évoluer avec grâce entre deux eaux, d'envahir l'espace de sa présence douce et altière (p. 38-39). Louise rencontrait son paternel par hasard, au fil de ses promenades d'un parc à un autre, Monceau, Batignolles ou Trocadéro…
Louise a fondé une petite agence de communication. Elle est jeune et démarre une brillante carrière, malgré les aléas du métier, liés en particulier à Stan, un célèbre designer qui est son fantasque et principal client. Elle doit aussi jongler avec les fantasmes déconcertants de son amant, Vincent. Mais elle a autre chose en tête : des carpes. De splendides carpes japonaises, des Koï. Celles que son père, récemment décédé, avait réunies au cours de sa vie, en une improbable collection dispersée dans plusieurs plans d’eau de Paris. Avec son frère, elle doit ainsi assumer un étrange et précieux héritage.
L'auteur est féru de beaucoup de choses, depuis les cigares jusqu'à l'architecture des espaces verts parisiens, en passant par le design et la cuisine. Du coup il a peut-être insuffisamment travaillé le thème des secrets de famille qu'il revisite pourtant avec originalité.
Le roman est un récit loufoque de pêche miraculeuse. Il est aussi une ode à la nature qu'on peut classer parmi les romans écologiques. Offrant une perspective optimiste après nous avoir asséné une douche froide (p. 52) : On a tous un souvenir de pêche au bord de la rivière avec papa (…) en ajoutant dans la bouche de Stan avec une pointe de mépris personne ne veut se priver. Même pour éviter la fin du monde.
C'est encore une sorte d'hommage aux oulipiens car il baigne dans un lexique aquatique très savamment construit, ponctué de créations linguistiques imagées. J'ai envie de lui en piquer une : autant tenter des ricochets sur un torrent (p. 50).
Certains lecteurs estimeront que ses personnages sont exagérés. Pourtant il existe des misophoness comme le frère de Louise, et leur vie est un calvaire. L'auteur décrit au scalpel le monde du marketing et de la communication. J'y ai connu des "jeunes prodiges qui possédaient l'avenir" (p. 48) et qui, comme Stan, n'auront pas su conjuguer le verbe au futur.
On décèle le penchant de l'auteur pour le documentaire, sans doute complètement à l'oeuvre dans son premier récit, Performance (Arléa, 2017). Cela ne m'a pas dérangée même si j'estime que tant qu'à faire il aurait pu pousser le bouchon un peu plus loin et placer un lexique à la fin. J'adore apprendre plein de choses d'une lecture, qu'il s'agisse d'informations piscicoles, botaniques, de détails historiques ou concernant l'origine d'une expression. J'avais souvent entendu Never explain, never complain (p. 106) mais j'ignorais que c'était la règle d'or des Windsor en situation de crise. Je l'aurais attribuée à Winston Churchill.
Adolphe Alphand méritait cet hommage surtout en cette période où les jardins publics sont l'échappatoire des parisiens. Autant savoir où on met les pieds ! S'il vous faut un résumé, je vous donnerai celui que Louise glisse (p. 76) : un homme a constitué une fantastique collection de carpes, conservée un peu partout dans les mares parisiennes comme si la ville lui appartenait. A sa mort sa fille et son frère héritent des poissons, mais le joyau de la collection a été vendu par un jardinier cupide à un esthète de l'île Saint-Louis. Le frère et la soeur décident de kidnapper le poisson et de trouver un étang pour reconstituer la collection du père.
Il n'y a pas que les migrants à connaitre une existence clandestine. Et, à bien y réfléchir on peut garder la couverture et alors c'est le titre qu'il aurait fallu changer. Je suis désolée de briser la satisfaction de l'auteur qui le dit court, poétique, évoquant une fable, alors qu'il résonne dans ma tête comme un nom de code.
A part cette réserve j'ai aimé ce roman pour le modernisme du caractère de Louise dans laquelle je me reconnais. Comme elle je savoure la fraîcheur du matin. Je ne l'aurais pas formulé comme ça mais j'apprécie de "frauder le réel, profitant du sommeil de la ville pour détourner à mon compte une portion entière de la journée" (p. 43). Et je trouve amusant qu'elle le fasse en sirotant une infusion de copeaux de gingembre (un autre des romans de la sélection des 68 premières fois contient ce mot dans son titre).
Je n’ai jamais pensé que la durée d‘une relation se mesure au nombre d'occasions manquées de se quitter (p. 45) mais je trouve le point de vue de la jeune femme est assez juste. J’ai aimé la suivre dans son emploi du temps un peu fou. Je comprends sa soif, et puis aussi la fidélité qu’elle a à propos de la passion que son père leur a transmise, à son frère et elle. C’est certes un poil loufoque mais c’est cela aussi qui m’a réjouie.
Anthony van den Bossche parle tant de cinéma que je l'ai cru scénariste. On a le sentiment de lire le scénario du futur film de Bedos, le fils, pas le père.
L'icaunaise que je suis ne peut que pardonner à cet amoureux du Morvan les maladresses de la fougue avec laquelle il écrit. On ne le dit pas assez fort : c'est bien l'Yonne qui coule au pied de Notre-Dame (p. 23) et sa fraicheur n'aura pas réussi à éviter le drame de l'incendie dont il nous rappelle la brutalité à plusieurs reprises.
J'espère retourner bientôt dans les Jardins Albert Kahn. J'y serai plus attentive aux poissons qui se prélassent dans l'eau tumultueuse des bassins qui ont réouvert au public il y a presque un an.
Anthony van den Bossche est né en 1971. Ancien journaliste (chez Arte, Canal +, Nova Mag, Paris Première, M6, Le Figaro) et commissaire indépendant (design contemporain), il accompagne aujourd'hui des designers, artistes et architectes. Il a publié un récit documentaire avant Grand Platinum qui est son premier roman.
Grand Platinum d'Anthony van den Bossche, au Seuil, en librairie le 7 janvier 2021
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