Je me suis réveillée très tôt ce matin pour le lire. Je ne suis pas retournée là-bas depuis 40 ans. Je suis un peu émue. C’est logique, il est cinq heures du matin et je suis en plein jetlag.
Joindre un plan au récit, ce n’est pas le style d’Actes Sud, pas davantage que d’ajouter de longs remerciements, et autres justifications. Alors je suis allée rechercher mon (vieux) plan de New York.
Je m’apercevrai plus tard qu’il n’est pas vraiment indispensable pour démarrer la lecture, mais à cet instant il m'importe de visualiser où se trouve ce bâtiment du 10 Park Avenue où le personnage principal va passer l'essentiel de sa vie (en gros avec la loupe sur la seconde image).
La typo du titre évoque les enseignes. Je pourrais croire à un néon. Et par association d'idées j'ai pensé à cet excellent roman jeunesse que je recommande aux parents, Tenir débout dans la nuit d'Eric Pessan.
Le bruit de la ville m’entoure alors que j’ouvre le roman et découvre la première citation faisant référence au perpétuel tohu-bohu pointé par I.B. Singer en exergue du texte. Je regrette de n'avoir pas songé à poursuivre en écoutant un fond de jazz, idéalement Rhapsody in blue de Gerschwin. Et puis plus tard Coney Island Baby de Lou Reed.
Des souvenirs d'odeurs de bagels et de donuts se superposent à celle du pain que je viens de faire griller pour accompagner mon café. Et puis ces images de trainées de vapeur qui s’échappent des bouches d’égout et stagnent au niveau du sol. Le jour n’est pas encore levé. Je m’étonne du noir. Je le jure, je n’ai pas encore découvert les premières lignes.
Madeleine Assas situe le début de son roman le 9 novembre 1965. Je ne découvrirai New-York que dix ans plus tard et j'aurai la chance d'y aller plusieurs fois. Je l'approuve évidemment de préciser que c'est une ville où le superlatif est le fondement de tout (p. 12) et où la verticalité s'impose. Une ville puissante, dangereuse, imprévisible (p. 19) dans laquelle il ne se sentira jamais seul (p.124).
Les phrases sont longues comme des rubans, à l’instar de ces rues interminables, et de temps en temps surgissent quelques-unes, courtes, comme pour faire une halte, un repos. L'auteure glisse ses recommandations de lecture avec discrétion, comme Feuilles d’herbe de Walt Whitman (p. 270).
Le Doorman raconte une sorte de voyage, celui de Raymond, qui va quitter son Algérie natale au début des années 60 pendant la guerre pour rejoindre New York. Cet homme, français origine espagnole, juif, sans attache, rejoint la ville des exilés, de tous les possibles, encore à cette époque, où il se réinventera une nouvelle vie.
S'il est vivant, par contre sa mère qui n'a pas voulu quitter le pays, y sera morte assassinée et son souvenir ne cessera de le hanter à intervalles réguliers, et Ray en éprouvera une sourde culpabilité, celle de tous ceux qui se sont sortis d'un drame.
Après avoir enchainé les petits boulots il sera sous la protection d'une femme qui habite un immeuble cossu de Park avenue où elle le fait engager comme portier (doorman en anglais, un mot qui sonne du coup comme un surnom). Il faut se représenter cette époque où les grands immeubles bénéficiaient des services d'un personnel de service nombreux, reconnaissable à leur uniforme, la plupart des immigrés, qui s'inventent une nouvelle identité sur une terre qui leur était finalement étrangère. Au 10, Park avenue, il y a un superintendant, un concierge et plusieurs portiers quand nous avons en France à peine un gardien.
Il sera omniprésent et invisible (p. 28), probablement reconnaissable à son éducation. Madeleine Assas pointe le trait de comportement "très français de la recherche de l’expression nuancée et de la juste attitude (…alors que) les américains ne s’embarrassent pas de politesse exagérée (p. 51).
Ray est logé sur place, au 22 ème étage, dans un petit apparement d'où il n’entend pas le bruit de la rue, hormis celui des sirènes de pompiers. Le lecteur le suivra, ainsi que des personnages récurrents, de 1965 à 2003 dans son activité professionnelle qui lui permettra de nouer des liens, souvent amicaux, parfois presque familiaux, et qui vont le construire.
La lecture est fluide, très agréable mais ce n’est pas le genre de livre qu’on dévore en tournant mécaniquement les pages. Les descriptions psychologiques sont très fines. Les analyses sont mesurées. On comprend qu'il ait fallu plus d'une douzaine d'années pour parvenir à un résultat aussi abouti. Les balades dans New-York alternent avec des chapitres à l'intitulé surprenant, dont le premier, page 55 est "Doorman, morceaux choisis 1". Ces paragraphes sont comparables à nos brèves de comptoir. On a envie de les appeler des brèves de desk. Elles sont parfois énigmatiques, sans résolution.
C'est aussi un roman géographique car ce doorman marche en solitaire ou avec un ami immigré, Salah, et nous allons découvrir New-York à travers des lieux qui vont le fasciner ou le révulser, et qui, en tout cas, se situent en dehors des sentiers battus des touristes.
Le premier rendez-vous entre Ray et son ami Salah aura lieu à l’angle de Lexington et de la 41ème rue. Nous sommes côté Est, proches de Grand Central, et je me représente très bien où c'est. La scène se passe juste avant la construction de celles qu’on appellera les tours jumelles.
La longueur de Manhattan est de 21, 6 km sur maximum 3, 6 km dans sa plus grande largeur. Je suis bien chanceuse de l’arpenter en plein confinement sans sortir du rayon des 10 km.
Nous allons passer devant le Dakota (p. 84) à deux reprises et je pense à Ariane Bois (auteure de Dakota song, 2017) et aux habitants célèbres de cette résidence avec vue imprenable sur Central Park. Surtout bien sûr à John Lennon, assassiné devant la grille le 8 décembre 1980, mais aussi au danseur Rudolf Noureev, aux actrices Judy Garland, et Lauren Bacall, qui y est décédée en 2014, à Jack Palance, et puis à Leonard Bernstein, le compositeur et chef d'orchestre que Madeleine Assas cite régulièrement.
Je remarque que les distances ne l'effacent pas. Il marchera loin, jusqu'à Riverside Drive où habitait Gerschwin. Il aura pour cela une bonne raison, retrouver Holly, une femme avec qui il entretiendra une relation douce, mais condamnée parce qu'il ne voudra pas d'enfant. La fin de cette histoire s'accompagne d'une mélancolie qui ne le quittera pas et qui finira par nous atteindre, surtout lorsqu'on pressent une catastrophe (P. 305).
On voit se dessiner les territoires italiens, asiatiques, russes, juifs, qui parfois s’interpénètrent tout en restant distincts. En effet cohabitation ne signifie pas mélange (p. 102), (...) assimilation n’est pas synonyme de caméléon. A New York, la ville du monde entier, la cité des promesses, cet enfer du marche ou crève, ce paradis de tous les possibles, l’admission passait avant tout par l’offre et la demande, l’intérêt de ce que chacun pouvait offrir, apporter, vendre, à l’autre, à la communauté. (…) L’excès d’individualisme faisait la réussite du collectif.
Madeleine Assas n’abuse pas des descriptions, mais en glisse suffisamment pour que je me sente en terrain connu, que je puisse retrouver mes repères, et même un peu plus. Les trajets composent comme des aquarelles (il pleut beaucoup et souvent) d'une Amérique en pleine évolution, n'occultant pas les soucis de couverture sociale, les modes de vie, l’entraide communautaire, par exemple au café Society, et son corollaire inverse, l'égoïsme des nantis, et le désespoir des homeless qui avaient tout perdu, ou rien gagné, dans les année 80.
C'est un roman initiatique, sociologique, politique aussi car en 40 ans on voit évoluer la société américaine. Ainsi la guerre du Vietnam se faufile presque clandestinement mais pourtant si destructrice. Et une discussion avec son ami Salah sur l'éducation de sa petite sœur sera prétexte à évoquer l’intégrisme. Il discutera aussi avec lui de la question des frontières (p. 250), comparant celles de la nature et celles des hommes. Et puis s'agissant d’amitié, il préférera le terme premier ami véritable à celui de meilleur ami. Et je partage son point de vue lorsqu'il dit que les vrais liens (familiaux) sont ceux qu’on décide et qu’on créé (p. 195).
Il arpentera toute la ville avec lui, à la recherche du moindre lieu à explorer, y compris Staten Island parce qu'il faut tout voir, même le laid dira Salah (p. 187).
Ray a un autre ami, Bentzion (qui se prétend être le dernier juif du Lower East Side) qui l’appelle le marcheur insatiable de New York.
On vit au rythme de la saisonnalité et d'une chronologie historique discrète, agréable. On sent doucement les personnages vieillir mais pas trop vite. Pendant quarante ans Ray aura posé un regard emphatique sur les habitants de son immeuble. Il était logique que la liste des bénéficiaires soit publiée (p. 331). J'aurais malgré tout préféré en prendre connaissance au début du roman. Je l'ai cependant lue avec attention.
Le livre s'achève quasiment avec le survol de Manhattan en hélicoptère. Pour la première fois Ray se promène sans marcher. C'est le moment que choisit Madeleine Assas pour décrire ces milliers de water-tanks sur leurs échasses d’acier, sentinelles de bois si caractéristiques du paysage new-yorkais (p. 329). Il était temps. C'est une des premières choses qui m'avaient surprise lors de ma découverte de New-York.
J'ai aussi trouvé un point commun avec un autre livre de la sélection des 68, L'Enfant céleste lorsque Ray se rend à une représentation underground d'Hamlet (p. 295). La scène est parfaitement rendue, en toute logique puisque Madeleine est comédienne. J'ai pensé à d'autres spectacles de théâtre joués dans des lieux improbables dans des mises en scène d'André Engel dans les années 80. Par exemple Del Inferno dans un entrepôt de Seine-Saint-Denis où nous embarquions dans une barque en petits groupes pour simuler la traversée du Styx.
Le Doorman de Madeleine Assas, Actes Sud, en librairie depuis février 2021
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