Il y a des livres qu'on a d'emblée envie de lire. D'autres dont on repousse l'échéance, craignant le pathos et les débordements. Peut-être en parle-t-on "trop" sur les médias. On se dit, pas la peine, je sais déjà tout.
C'était cela qui avait failli me faire bouder le Consentement. Et voilà que l'histoire aurait pu se répéter avec La familia grande. Pourtant, là encore, cet ouvrage est devenu presque immédiatement un coup de coeur. Camille Kouchner y est bouleversante.
Quand j'étais petite on déclarait de quelqu'un de mesuré qu'il ne disait jamais un mot plus haut que l'autre. Voilà exactement où l'auteure se situe. Elle aborde des sujets très durs sans jamais basculer dans des confidences qui auraient vite pu devenir glauques.
J'emploie le pluriel car il n'est pas question que de l'inceste dont est victime son frère jumeau, que par pudeur et respect elle nomme Victor (comme victoire ?). Elle dissèque les relations qu'elle a entretenues avec sa mère, Evelyne Pisier, et sa tante Marie-France, extrêmement liée à sa mère, presque comme des jumelles, qui exhortait son "tanagra" à parler … mais elle est morte elle-même avant de pouvoir la soutenir. Son décès est intervenu dans des circonstances pour le moins douteuses. Pourquoi se serait-elle tuée ?
Camille n'est pas conciliante non plus à l'égard de son père Bernard Kouchner, ni de sa belle-mère Christine Okrent. Bernard est jeune et autoritaire. Les convictions imposent parfois quelques hurlements. De l'autoritarisme au nom de la liberté. "Entre le fort et le faible, c'est la liberté qui opprime et c'est la loi qui libère". J'en apprendrai la portée (p. 42). Plus loin elle écrira que ses colères sont l'un de ses courages (p. 151).
Elle étale les principes éducatifs qui régissaient leur famille, comme on déploierait la cartographie de territoires conquis de haute lutte. On y débat beaucoup. On s'aime énormément. trop peut-être. Les barrières les plus élémentaires ne sont pas posées. Le mot liberté revient constamment, même lorsqu'il est synonyme de détachement, voire d'abandon. Cette "valeur" camoufle parfois une sorte de je-m'en-foutisme : Les enfants, démerdez-vous !
Jamais plaintive, Camille dénonce son beau-père, sa mère, … et tous les autres car beaucoup "savaient". Elle a raison de refuser de contextualiser les faits dans une époque. Ce sont presque les derniers mots du livre : Certains diront que tu fais partie de cette "génération"-là. Moi, je crois surtout que tu fais partie de ces "gens"-là (p. 203).
Georges et Paula suicidés, Evelyne désespérée, Bernard absent, tu as eu du bol qu'on ait été si perdus et si affaiblis… (…) Je n'oublie pas le couple que vous formiez. A l'unisson vous avez forcé nos leçons. Ne jamais dénoncer, ne jamais condamner dans cette société où l'on n'attend que punition. Se méfier du droit (p. 168).
Organisé en plusieurs parties, le récit est placé sous le patronage de Victor Hugo : Et mon coeur est soumis, mais n'est pas résigné, "A Villequier" (in Les Contemplations). Le livre commence, et j'en fus surprise, par la mort de sa mère, Evelyne. Peut-être parce que son départ a libéré la parole. Cette femme qu’on sentira sous cloche, et sous l’emprise de l’alcool est le dernier rempart qui protège le beau-père trop longtemps adoré. Le frère et la soeur étaient l’objet d’une soumission organisée dont la prise de conscience Internet après la mort de sa mère. Il était donc logique de commencer par là.
Il se terminera par une lettre de confession qui lui est destinée post-mortem. Camille n'occulte pas la culpabilité qui la ronge depuis trente ans. J'avais 14 ans et, en laissant faire, c'est comme si j'avais fait moi-même (p. 204).
Elle plante d'abord le décor, décrit l'ambiance. Ça fait envie, même s'il y a beaucoup de nudité et des allusions graveleuses à un sexe de la taille d'une carotte. Mais on se dit alors que c'était l’époque qui voulait que le mot liberté, mille fois répété, soit mis en application. Plus loin dans le récit elle dénoncera aussi les psys qui n'ont pas voulu s'emparer de la confidence. La responsabilité est largement partagée, et son livre n’en est que plus bouleversant.
La seconde partie s'ouvre elle aussi sur une mort brutale, celle du grand-père, cette fois par suicide. On est choqué du détachement d'Evelyne qui clame que son père était bien libre de se tuer. Camille en déduit qu'il lui faudra apprendre à se taire (p. 84). Elle insiste plus loin : je me dissous pour mieux me taire (p. 115).
Le style est extrêmement dynamique, à la limite d'une quasi nervosité, jamais pleurnicheur (est-ce le résultat de son éducation ?) et interroge sur la cohabitation entre vérité et liberté.
Elle raconte la vie l'été à Sanary entre les deux maisons dans la pinède, où adultes et enfants ne s'arrêtent jamais de jouer. Où son beau-père qui alors embellissait sa vie, lui apprend qu"'autorité" et "interdit" relèvent d'une affaire personnelle (p. 59). Où le rituel a très vite été institué. Tous les étés : des parents hilares et des enfants fous de liberté (p. 61).
C'est vraiment fou. Plus encore que ce qu'elle a dit sur les plateaux de télévision où elle décrit calmement ce qui était un chaos intérieur. Il y avait de quoi être en colère. Avez-vous noté sa voix éraillée ? Elle est devenue juriste, témoignant aujourd'hui d'une déformation professionnelle de traduire les faits, donc le réel.
Les années passent. A Sanary les ministres rejoignent les intellos. Dès 1990, la gauche révolutionnaire le cède à la gauche caviar et la familia grande est devenue une AOC, la gauche de la rive gauche (p. 111). On préfère brutalement et sans songer qu'on se dédit, l'école alsacienne à l'école publique.
A 15 ans sa mère lui achète ses cigarettes. Rien n'est interdit (au contraire même). Sa mère, la clope au bec en permanence, son beau-père photographie les premières fesses venues, y compris les siennes. Camille a compris mais elle va des années durant s'interdire de critiquer ses parents. Ma culpabilité est celle du secret, du mensonge. Je ne peux pas te parler. Toute ma vie je te mentirai (...) Toi qui m'a appris la vérité et le sens de la critique. (…) Ma culpabilité est celle du consentement. je suis coupable de ne pas avoir empêché mon beau-père, de ne pas avoir compris que l'inceste est interdit (p. 124). Car, effectivement, il n'y a pas à recueillir de consentement ou pas. Céder n'est pas consentir. Même à son père. On ne touche pas jusqu'à 18 ans. Aucun adulte ne peut se prévaloir du consentement sexuel d'un enfant s'il a moins de 15 ans, et s'il a moins de 18 ans en cas d'inceste. C'est interdit. Point barre.
Et pourtant Camille fait semblant, et se fait du mal (p. 135). Elle parle de ce qu'elle vit, pas de son frère. On découvre l’immense maltraitante des enfants … Elle multiplie les embolies pulmonaires. Etouffe-t-elle ?
Camille Kouchner est maître de conférences en droit, et elle ne l'est sans doute pas devenue par "pure" vocation. Elle pense à toutes les victimes, si nombreuses, que l'on n'évoque jamais, parce qu'on ne sait pas les regarder. Ce livre leur sera utile. On sait que la loi a régulièrement changé, en faveur des victimes, et il faut espérer aussi que prochainement les faits ne puissent plus être imprescriptibles.
Je rappellerai juste que jusqu’en 1989, le délai de prescription, pour un viol commis sur un mineur, était de 10 ans à compter de la commission des faits. Un viol de cette nature commis le 1er décembre 1988 était donc prescrit le 1er décembre 1998. Depuis, la loi a été modifiée, à plusieurs reprises, allongeant le délai de prescription pour ce même crime, le faisant passer de 10 à 20 ans, en 2004, puis de 20 à 30 ans, en 2018. Le point de départ de la prescription a également été reporté à la date de la majorité de la victime, pour des faits de viol commis sur un mineur. Depuis 2004, enfin, les lois relatives à la prescription sont rétroactives, même si elles aggravent la situation de l’auteur ; pour autant, les nouveaux délais ne s’appliquent hélas qu’aux faits qui n’étaient pas prescrits au moment où les délais de prescription ont été modifiés dans le sens d’un allongement. Voilà pourquoi Olivier Duhamel ne risque plus rien, du moins sur le plan pénal. Car pour ce qui est de sa réputation elle est définitivement perdue.
Elle le mentionne clairement (p. 180) Aujourd'hui, ces crimes peuvent être poursuivis pendant trente ans après la majorité (…) Mais la loi n'est pas rétroactive. Elle ne s'applique qu'aux victimes qui ont été violées récemment. … îl est trop tard, ou plus précisément le crime a été commis trop tôt. La loi ne distingue pas l'inceste en matière de prescription.
Désormais deux articles du Code civil, dont le 222-24 prévoit une peine de réclusion criminelle de 20 ans pour le viol incestueux. Elle ajoute : Mais toi aussi t'es prof de droit. t'es avocat. Tu sais bien que, pour cause de prescription, tu t'en sortiras. Tout va bien pour toi. Vingt ans. Sinon c'était vingt ans.
Voilà aussi pourquoi l’auteure insiste encore : il faudrait aller plus loin. Décider l'imprescriptibilité même si la prescription glissante de la loi du 21 avril 2021 représente déjà un progrès. Le livre arrive au moment où il est possible d'en parler. Et il est une façon de faire justice.
C'est un premier roman. Camille Kouchner en signera-t-elle d'autres ? On doit l'espérer.
La familia grande de Camille Kouchner, éditions du Seuil, en librairie depuis le 7 janvier 2021
1 commentaire:
un livre qui ne peut pas te laisser indemne.
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