La saga Mavrommatis se poursuit. Et si j'écris le nom avec une majuscule, c'est par pur respect car je sais pertinemment que la marque s'orthographie avec un m minuscule, signe de la modestie de leurs créateurs.
Et si j'emploie le pluriel c'est parce que ce nom englobe une famille depuis plusieurs générations.
Tout commence en fait, non pas dans le quartier Mouffetard en 1977 quand Andreas arrive en France avec seulement 1000 francs en poche pour y poursuivre des études de psycho-sociologie, à Jussieu Paris VII alors que ses deux frères se dirigeaient vers l’économie, mais bien plus tôt, dans la prime enfance du chef.
Il a vécu jusqu’à l’âge de vingt ans dans le village de Platres, à près de 1000 mètres d'altitude, situé sur le versant sud des montagnes du Troodos, où l’hiver la neige tombait. Il faut rendre hommage (et il ne s'en prive pas) à deux modèles extraordinaires qui méritent leur photo dans chaque boutique.
Sa mère cuisinait midi et soir pour neuf personnes car ils étaient sept enfants. Tous les produits nécessaires étaient cultivés sur place. Et on élevait une chèvre, des lapins, un mulet. Elle faisait elle-même les fromages, et bien entendu l'halloumi qui, avec une tomate du jardin est le meilleur repas au monde, se rappelle Andréas. Son père s’occupait de la charcuterie, saucisse, jambon, sans rien laisser perdre du cochon qui était tué traditionnellement à Noël.
Habitué grâce à ses parents à ne manger que du bon, Andreas est resté très exigeant sur le goût. Que ses plats soient "bons" ne suffirait pas. Il faut qu’ils aient du peps et de la personnalité.
Il est vrai que, pour payer ses études, il a commencé à travailler dans les restaurants grecs du quartier. Sa vie était assez rythmée, entre la fac, l'hôpital où il suivait des patients pour décrire leur parcours dans le mémoire de maitrise qu'il devait bientôt rendre, et la cuisine. Son destin a basculé suite à l'influence d'une psychiatre, heureuse cliente des plats qu'il préparait. Elle s'étonne de le voir trois fois par semaine à l’hôpital et l'interpelle :
- Vous avez de l’or dans vos mains. Laissez tomber les études et cuisinez !
- Impossible. Je dois absolument satisfaire la promesse faite à ma mère et aller jusqu’au bout de mon diplôme.
- Dans ce cas je vais suivre pour vous cette malade et je vous en rendrai compte. Vous ne viendrez plus qu’une fois par semaine à l’hôpital, ce qui vous libérera du temps.
Marché conclu. À la fin de l’année, Andreas soutenait brillamment sa maitrise et avait fait des progrès en cuisine. Il ouvrit la Table Aphrodite en mars 1981, le 21 ou le 22 mars, donc il y a 24 ans. C'était alors une épicerie avec un comptoir traiteur. Et, faute de moyens, il cuisinait avec ses propres ustensiles qu’il apportait de son domicile.
Il se souvient avec émotion d'avoir inscrit le premier soir la somme de 200 francs de recettes (pas de bénéfices) sur le cahier d’écolier où il nota tous les résultats pendant deux trois ans. Le smic horaire était alors de 15 francs (3000 par mois). Les débuts furent modestes. On comprend que le restaurant soit ouvert midi et soir et sept jours sur sept.
Il faut se rappeler qu'à l'époque les produits grecs n’étaient pas encore très connus en France et n’étaient pas forcément synonymes de qualité. Andreas a l’objectif de valoriser la cuisine grecque, et c'est manifeste aussi dans les livres de cuisine qu'il a publiés. Le succès est au rendez-vous à force de ténacité, d'un sourcing rigoureux et de beaucoup de travail, récompensé -entre autres- par l'obtention d'une étoile Michelin en 2018 pour son restaurant éponyme, le seul étoilé grec en France.
Il aurait pu s'en tenir là mais on ne parlerait pas de saga. Son frère Dyonisos, au prénom porteur de promesse, est convaincu que le vin est la finalité d'un voyage en Grèce. Il rencontre des vignerons et mesure leur envie d’être présents en France. Beaucoup lui disent : tiens prends cette palette et propose nos vins à Paris. Voilà comment est née la première cave à Censier.
La partie traiteur et épicerie fine a continué à se développer (notamment avec l'appui d'un troisième frère, Evagoras). Les tables se sont multipliées. On en compte aujourd'hui 8, dont 5 dans la capitale parisienne, trois en province, à Nice Marseille et Strasbourg. Quant aux caves, il y en a désormais trois (Censier, Passy et Saint-Honoré), riches de 130 références de vin et d'une trentaine d’alcool et de vins doux naturels.
En effet, la galaxie se complète avec ce nouvel endroit du 260 rue du Faubourg Saint Honoré, 75008 Paris (01 86 90 20 88) se déployant sur une façade au-delà de 5 mètres et au moins 75 mètres carrés. C’est donc la dixième boutique en quarante ans. Mais c’est un nouveau concept. Car, pour la première fois c'est un lieu unique qui regroupe tout. Jusqu’à un vrai chef avec une carte sur laquelle ne figurent pas que des recettes qui sont également disponibles dans la partie traiteur.
Au rez-de-chaussée la partie traiteur, indispensable, ne désemplit pas à l'heure du déjeuner et la file de clients est longue pour commander ce qu'ils vont emporter. Un peu plus loin, à droite, une très jolie salle, presque cachée, cosy et chic, suscite l'envie d’y donner rendez-vous, pour prendre un café, manger une pâtisserie, ou déjeuner, bien évidemment.
Les tables sont très belles, conçues intelligemment avec des bords arrondis mais Andreas, qui a l'oeil sur tout et qui est réellement soucieux du bien-être du personnel, les trouve trop lourdes. Elles seront bientôt changées.
Au sous-sol, peut-être la pièce maîtresse, avec la cave, magnifique avec son plafond de miroirs qui décuplent l’espace, qui rappelle combien le vin est important dans l'histoire de la marque. Là encore on a envie de s’installer et de rameuter la petite famille ou une bande de copains.
Andreas n'a pas fait d'école de cuisine mais il a énormément travaillé jusqu'à ce que ses assiettes soient dignes de la cuisine de ses parents. En tant que traiteur, il a créé des recettes comme les calamars servis en bouillabaisse, e tarama de saumon fumé bio avec poutargue, le houmous de cornille, ce haricot au point noir, servi en purée avec crème et huile de sésame torréfié.
Les nouvelles recettes sont mises à l’épreuve dans chaque restaurant avant de mériter leur place à la carte. Tout est revisité réinterprété, jusqu'à devenir une référence gustative.
Par exemple la Moussaka n’est pas faite avec de l’aubergine frite dans un bain d'huile. les tranches de légumes sont cuites au four, badigeonnées d’huile d’olive et assaisonnées (entre autres) de muscade et de cannelle avant d'être gratinées aux fromages Graviera et Kasseri
. Voilà pourquoi cette moussaka est si parfumée et quasi aérienne. Elle existe avec de la viande, agneau et veau, mais aussi en version végane.