J'ai assisté en avant-première à une lecture préfigurant un spectacle qui est produit par Antisthène, une société de production créée en 2017 par Patrick Gastaud qui affiche délibérément un style distinctif pour le théâtre contemporain d’auteur.
Il s'agissait de la lecture de quelques unes des Lettres à Anne de François Mitterand (26 octobre 1916 - 8 janvier 1996), à la Bibliothèque parisienne de l'avenue Parmentier. L'ouvrage est paru chez Gallimard en octobre 2016 à l’occasion du centenaire de la naissance de l'ancien président de la république, à l'initiative d'Anne Pingeot qui fut longtemps la femme de l'ombre et qui est la mère de leur fille Mazarine.
C'est la comédienne, Nathalie Savalli qui s'est livrée à l'exercice et je dois dire que sa prestation était remarquable, malgré le cadre, l'absence de lumières et de décor. Elle est très investie dans le projet puisqu'il s'est mis en place à son initiative.
Une nouvelle lecture est prévue à Gordes le 20 Juin dans le village de villégiature de la famille Pingeot. Mais c'est en Avignon, au Shams théâtre que se fera la création théâtrale pour le festival off du 5 au 28 Juillet 2019 à 19h. Elle sera présentée le 3 Juillet à 19h en avant-première.
Nathalie Savelli a passé son enfance et son adolescence en Tunisie pour venir ensuite s’installer dans le sud de la France après la disparition de son père. C’est là qu’elle s’épanouit grâce au théâtre aux côtés de Gérard Gélas au Théâtre du Chêne Noir. Elle monte ensuite à Paris afin d'y poursuivre sa formation théâtrale au cours Florent, dont elle est diplômée. Depuis, elle a collaboré avec différents metteurs en scène, tels que Jean-Paul Zennacker, Geneviève de Kermabon, Olivier Nolin, Catherine Hubeau ou, plus récemment, Urzsula Mikos pour le spectacle Hamlet présenté au CDN de Montreuil dans le cadre du marathon Shakespeare. Elle a également travaillé pour le cinéma, notamment sous la direction de Coline Serreau, dans 18 ans après.
Le spectacle sera mis en scène par Frédéric Fage qui fut le plus jeune élève de Jean-Laurent Cochet dans les années 80. Après une carrière de comédien, il se lance dans la mise en scène avec Les Créanciers d’August Strindberg, pour le festival d’Avignon 2016, repris au Studio Hébertot puis l’année suivante en 2017 à Avignon. Parallèlement, il devient coach de comédiens au cinéma comme au théâtre. Sa deuxième création, Le Captif, l’Enfant du Placard, sera joué au festival d’Avignon 2017, à l’Espace Roseau puis à Paris au Théâtre des Abbesses. Ce projet marquera de part son originalité et sa direction de comédien, Serge Barbuscia, directeur du Théâtre du Balcon, qui lui offrira l’année d’après la possibilité de jouer sa prochaine création au festival d’Avignon 2018. Ce sera Bérénice de Racine. Frédéric Fage confira le rôle à Estelle Roedrer, comédienne transgenre. Un projet extrêmement singulier. C’est encore au Théâtre du Balcon que La journée de la jupe, sera créée cet été. Il en écrit l’adaptation pour le théâtre avec Jean-Paul Lilienfeld (auteur & réalisateur du film avec Isabelle Adjani). La pièce sera reprise à Paris en 2020. Il travaille aussi actuellement sur l’adaptation du dernier roman d’Alain Duhaut, dans la peau de Maria Callas.
On nous dit que François avait 46 ans quand il rencontre Anne qui en avait 19. C'est pratique de présenter les choses ainsi parce que en masquant l'âge réel on efface la relation de type incestueuse ... Je ne veux pas donner dans le sensationnel mais Anne était beaucoup plus jeune, 14 ans à leur première rencontre, et cela met en cause sa capacité à disposer d'elle-même.
Le père d'Anne a un an de plus que François Mitterrand et tous deux étaient des amis. C'est donc naturellement qu'il l'invita dans les landes, dans leur maison de villégiature, en compagnie d'un autre ami, André Rousselet. François Mitterrand est âgé de 41 ans. Anne a seulement 14 ans. La scène a lieu un jour de pluie et Anne dira que ce moment lui a laissé une impression... ineffaçable.
C'est bien plus tard cependant, à partir du 19 octobre 1962, quand François aura décidé Anne à monter à Paris pour suivre ses études que s'établira la correspondance avec celle qu’il surnommera son Animour.
On peut s'extasier sur la beauté de cette correspondance. Il n'empêche qu'il y a derrière tout cela un énorme abus de pouvoir. Cet amour que l'écrivain ne cesse d'hurler de page en page n’excluait pas de multiples aventures amoureuses, qui furent de notoriété publique. Vous aurez compris que mon âme féministe soit terriblement agacée par ce remue-ménage et ce qu'on veut nous faire passer comme idyllique. Quand je vois qu'il a réussi à rédiger 1246 missives, à faire des voyages officiels, à présider de multiples colloques, et à se promener quasi quotidiennement avec sa bien aimée, tout en menant une vie de famille "normale" je me demande prosaïquement combien de temps il lui restait pour gouverner la France ...
Mais ce n'est pas de cela que nous allons parler ici. La comédienne qui s'est emparé de ces missives est absolument formidable et voilà l'essentiel puisqu'il est question de théâtre.
La première lettre du spectacle est une promesse à lui trouver un livre sur Socrate. Elle est encore très jeune (et mineure car je rappelle que ce n'est qu'en 1974 que la majorité descendra à 18 ans). C'est déjà un homme de pouvoir. Il a occupé plusieurs postes de ministre et est sénateur. Il est marié depuis presque 20 ans et a deux fils adolescents.
Ils ont en commun l'amour de la littérature. Les références littéraires sont multiples dans les lettres choisies. Il est souvent question de bouquinistes. L'écriture est étonnante. Quelques diapositives montrent les feuillets. On aurait envie de connaitre la graphologie pour percer le mystère de son tempérament. Les lignes sont comme hachées. Le style souvent emphatique quand il ose se présenter comme son François 1er.
Mais si on oublie le personnage officiel et le contexte politique (car il fut bien commode à cet homme que les deniers des contribuables lui permettent d'entretenir sa liaison, même s'il faut rendre hommage à Anne Pingeot pour sa discrétion et sa détermination à travailler et donc à s'assumer) il est indéniable qu'on peut saluer ses qualités d'écrivain.
Il y a donc dans cette abondante correspondance matière à composer un spectacle touchant, émouvant, de qualité poétique et stylistique indéniable, au lyrisme contenu par le talent de Nathalie Savalli. Le metteur en scène ne semblait pas ce soir avoir décidé de la posture qu'il allait lui suggérer de prendre. Représentera-t-elle l'auteur ou la destinataire ? La jeune femme de l'ombre ou celle de la maturité, aujourd'hui sous le feu des projecteurs ?
Ajoutera-t-il des didascalies ? Des morceaux de ses lettes à elle, encore plus secrètes que celles qu'elle a reçues jusqu'à la dernière, le 22 septembre 1995.
Le choix des missives n'est pas anodin. On devine parfois en demi teinte les colères et les déceptions d'Anne de ne pouvoir vivre au grand jour. Il semblerait aussi parfois que le grand homme s'écrivait à lui-même, persuadé que sa correspondance deviendrait publique. Il faut avoir le sens du scénario pour terminer (il se savait condamné) par des mots que l'on rêverait tous de pouvoir écrire et lire : Mon bonheur est de penser à toi et de t'aimer (...) Tu as été ma chance de vie. Comment ne pas t’aimer davantage ?
Nul doute que ce spectacle sera accueilli avec grand intérêt dans sa version définitive.
Lettres à Anne
D'après Lettres à Anne. 1962-1995 de François Mitterrand, publié chez Gallimard
Mise en scène de Frédéric Fage
Avec Nathalie Savalli
Du 5 au 28 Juillet 2019 à 19h
Au Shams théâtre
25 Rue Saint-Jean le Vieux, 84000 Avignon
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