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samedi 15 octobre 2022

Les fauves d'Eric Longequel et Johan Swartvagher

Marc Jeancourt, le co-directeur de l’Azimut, nous avait prévenus. Ce serait un spectacle de jonglage de carrure internationale. J’avais vu quelques photos mais cet art s’accommode mal de l’immobilité. Pourtant ce sera ce que je vais vous proposer pour rendre compte de cette soirée effectivement exceptionnelle.

Vous remarquerez malgré tout l’originalité des situations, la diversité des propositions, le côté acrobatique des positions, le soin des éclairages. Je ne vous souhaite qu’une chose, c’est avoir accès à cette performance, qui va partir en tournée, sans nul doute pour longtemps.
Les fauves, tel est le titre du spectacle qui, certes est essentiellement interprété par des jongleurs mais surtout par des artistes qui ont plusieurs balles dans leur jeu. L’un est aussi nageur apnéiste, l’autre équilibriste, l’une danseuse, une autre chanteuse, une troisième contorsionniste. Chacun a de multiples compétences qu’il met au service du jonglage.

Ils ont fait appel à ce qu’on nomme des "regards extérieurs" pour aller plus loin dans leurs recherches. Ainsi Guillaume Martinet a travaillé avec Éric Longequel qui évolue dans l’aquarium. J’avais découvert Guillaume dans Croûte au ParisOFFestival il y a quelques semaines.

Dans une première partie, qui à elle seule représente 5 spectacles qui se déroulent concomitamment, le spectateur est invité à se déplacer à son gré d’une scène à l’autre pour suivre 40 minutes de performance aux allures de happening.

Il va d’une cage à une autre, un peu comme il s’attarderait devant un animal sauvage. Cette comparaison est dérangeante, car on sait que le cirque est remis en cause dans cette pratique de la ménagerie. De la même façon qu’il n’est plus acceptable d’exhiber des monstres de foire. C’est pourtant ce parti-pris que les deux directeurs artistiques, Éric Longequel et Johan Swartvagher, ont choisi de décliner. Et ça fonctionne à la perfection. Tout ira bien, du début à la fin.
Les fauves, ce sont cinq artistes, encagés dans un espace : Wes Peden (perché sur ses massues au centre de la piste), Emilia Taurisano (contorsionniste au shibari), Neta Oren (dans le dance-floor), Johan Swartvagher (côté belvédère, à genou ci-dessus) et Eric Longequel (dans l'aquarium).

La chanteuse-bonimenteuse Solène Garnier relance régulièrement l’attention du public en l’incitant à aller voir "ailleurs" ce qui est en train de se dérouler mais chacun est prévenu dès le départ qu’il ne pourra pas tout voir. Il faut donc accepter la frustration, côté public, comme côté artistes, car même si chacun fut intensément applaudi et félicité à la fin de sa prestation ils auraient mérité une ovation plus forte pour ce qu’ils font dans la première partie. J’ai été bluffée particulièrement par Éric Longequel dans l’aquarium et par Émilia Taurisano dans le dispositif Shibari.
C’était pour moi du jamais vu, même pas imaginable. Je commenterai les photos du spectacle (suivre pour cela le lien plus bas, sans hésiter à cliquer sur chaque photo pour la voir s'afficher plein écran), scène par scène, sachant qu’il n’y a pas de véritable chronologie même si Wes Peden, au centre de la piste, nous signifie le temps qui passe.
Dans la seconde partie, les "fauves" sont libérés de leur encagement et à l'inverse le public ne déambule plus à sa guise. Nous sommes "sagement" assis sur les gradins. Les artistes se retrouvent en solo, en duo ou en groupe pour nous offrir un spectacle qu’on pourrait juger plus "classique" dans son déroulé quoiqu’il soit composé de morceaux très inventifs et eux aussi remarquables, jusqu’au tableau final évoquant le Radeau de la méduse de Géricault.
 
On en sort bouleversé, l’œil pétillant, reconnaissant aux jongleurs d’avoir partagé tant de beaux moments. C’est notre travail, me disait Émilia à la sortie, minimisant son mérite avec modestie. C'est peut-être "leur boulot" mais c'était aussi un formidable pari que d'avoir la folle ambition de présenter le jonglage d’une manière inédite, avec la promesse d’une exploration en direct dans l’écrin d’un chapiteau gonflable. Mais il est pleinement réussi. Quelle œuvre !

Les fauves d'Eric Longequel et Johan Swartvagher
Création de la Compagnie Ea Eo
A l'Espace Cirque d'Antony (rue Georges Suant 92160 Antony) du 30 septembre 2022 au 16 octobre 2022
Avec Eric Longequel, Neta Oren, Wes Peden, Johan Swartvagher, Emilia Taurisano
Musique Live : Solène Garnier
Création Lumière : Jules Guerin

Suivre le lien pour  découvrir les meilleurs moments de cette première mondial composée de numéros de jonglage inédits :
Première partie :
Nous sommes invités à déambuler à notre rythme. Disons que la balle est dans notre camp. Commençons dehors, dans l'espace dénommé belvédère d'où le public suit les harangues de Johan Swartvagher, à peine troublé par les passages inopinés des promeneurs de tous poils, et qui nous excite en promettant de gros jonglages.
Faufilons-nous à travers les "chattes", surnom donné au dispositif conçu pour entrer à l'intérieur du chapiteau sans laisser s'échapper l'air chaud de la structure monumentale et gonflable aux allures de station spatiale, à la fois œuvre d’art immersive et cocon sous lequel se niche un jonglage précieux et débordant. On nous a souhaité la Bienvenue à notre cérémonie du jonglage
Jonglage en apnée dans un aquarium, jonglage psychédélique, jonglage kung-fu ou jonglage rythmique, les objets vont valser et nos têtes vont tourner ! Et chaque espace est parfaitement fléché en néons roses ou bleus, selon les moments. Les bancs des gradins nous permettent (aussi) de retrouver notre position habituelle de spectateur.
Au début, Wes Peden a une allure de bibendum. On comprend vite qu'il a revêtu une cinquantaine de tee-shirts dont il se débarrasse sans perdre l'équilibre, juché sur les massues avec lesquelles il jonglera très très très haut tout à l'heure. Il a choisi des tee-shirts comme media pour faire passer des messages. Chacun porte une inscription de circonstance. Je tenterai de jongler sans aucune auto-critique dans 43 mn (…) Tout peut réussir dans 38 mn (…) Serai-je vraiment un meilleur jongleur que maintenant ? (…) Je me révèle pour vous (…) Tout peut arriver (…) … jusqu'au dernier qui sera Profitez-en maintenant. 0 minutes.
Des applaudissements fusent et créent la frustration. Je vais voir de plus près de quoi il retourne. C'est l'antipodiste Emilia Taurisano qui jongle avec ses pieds et qui vient de lancer quelques plumes sur la tête des enfants.
Elle se trouve au centre d'un dispositif conçu en hommage au shibari, cet art ancestral japonais qui consiste à attacher et suspendre des personnes généralement nues à l’aide d’une corde, souvent considéré comme un fétichisme, particulièrement hors du Japon.

Pourtant, pour le spécialiste du maniement de la corde c'est une pratique artistique et spirituelle où l’homme communique avec son modèle, qu’il s’agisse d’une jeune femme nue ou d’un arbre centenaire. Le terme shibari (縛り) signifie  "attaché, lié" en Japonais. Il décrit aussi l’art de ficeler les colis. Les samouraïs se sont servis les premiers de la corde pour capturer leurs ennemis. C’était alors un véritable art martial. Cette pratique s’est arrêté avec la fin des samouraïs. Seul un théâtre (kabuki) a continué à pratiquer l’attache de personnes afin de reproduire les histoires de batailles et de prisonniers. Puis quelques artistes ont revisité cet art et leurs publications ont permis de le repopulariser dans les années 50.
La voix nous incite à nous déplacer. Jongleur et metteur en scène, Eric Longequel a appris à jongler dès l’âge de 11 ans. Quinze ans plus tard, il a suivi la Formation Alternative et Autogérée aux Arts du Cirque, durant laquelle il a fait la rencontre déterminante avec Johan Swartvagher.
Après avoir saisi les ciseaux coincés dans l'élastique de son masque, il va percer le chien modelé dans un ballon, à la manière du Balloon Dog créé par le plasticien et sculpteur de style kitsch néo-pop américain Jeff Koons en 1994 et que l'on peut admirer grandeur nature au sein de The Broad, le nouveau musée d'art contemporain du centre ville de Los Angeles. Bien entendu il jonglera avec l'objet alors qu'il se décompose.
Plus fort encore, et après avoir repris son souffle quelques secondes, il va couper des bandes de ruban, les lester d'un élastique et jongler avec en projetant une auréoles de bulles. Son costume de cosmonaute fascine tout autant les adultes que les enfants.
L'ambiance électro-pop est assurée en direct par la musicienne Solène Garnier qui annonce qu'elle part en expédition dans le chapiteau pour offrir des dessins érotiques de jonglage tirés de son cahier vert. on se promène à travers l’Espace Cirque pour découvrir, à la façon d’une exposition, des œuvres et numéros qui proposent un regard décalé sur l’art du jonglage. 
Sous le chapiteau, et dans une profusion de lumières bleues et roses, Wes Peden poursuit son effeuillage, y compris sur le corps de la chanteuse.
Des écrans attirent l'exil tandis que la voix de Solène caresse nos oreilles; On ne sait plus où donner de la tête.
Neta Oren continue imperturbablement de danser et de jongler dans cette cage nommée dance-floor et que l'on peut regarder du dessus, depuis les gradins, ou d'en dessous, avec un casque sur les oreilles pour suivre la musique et noter combien les balles s'envolent en rythme.
Emilia va terminer son numéro en sollicitant deux spectateurs pour la maintenir en suspension et un troisième pour poser une balle sur sa voute plantaire.
Eric se déshabille avant de sortir de l'eau et d'enfiler un peignoir ultra moelleux. Il a bien mérité cette récompense. Je le vois grelotter. 
Deuxième partie : on se retrouve tous ensemble pour une véritable célébration obéissant à une dramaturgie complexe autour de l’inventif et farfelu américain Wes Peden, véritable phénomène, jongleur hors normes reconnu dans le monde entier qui a retiré le dernier tee-shirt blanc comportant une inscription. Le voici en rose et bleu.
Les tee-shirts forment une énorme boule ramassée sur le côté. Johan Swartvagher arrive porté en triomphe par son public .
La protection rose de la piste est tirée. Le premier numéro peut commencer, sorte de très long plan séquence d'une durée incroyable. D'habitude le jongleur envoie en l'air ses massues, les rattrape, les relance, les rassemble et salue alors qu'on applaudit. Mais ici ça semble ne jamais prendre fin et se déroule en musique (live) selon une chorégraphie élégante qui fait oublier la prouesse athlétique. Ouh la … crie un enfant qui s'étonne de la performance.
Puis la musique s'arrête et on n'entend plus que les frottements et les chocs des massues entre elles. L'homme a inventé une sorte de tennis vertical. Solène chante à son rythme, beatboxe aussi. Il alterne le court et le long, le léger et le lourd. L'ensemble devient percussions. Un compte à rebours poétique s'énonce à mesure que la lumière baisse.
Etre comme ça, ensemble c'était bien. Et la vie continue … Quoi donc ? Ça n'aurait été qu'un apéritif ?
Ils vont ensemble envahir la scène en dansant une polka berrichonne. le jongalge s'effectue au ralenti et en devient plus complexe encore. Ce sont des acrobates. Johan va user du porte-voix pour exciter chacun avant de s'en servir comme d'une caméra, dirigeant notre regard. Le numéro prend une allure de danse africaine, puis de rodéo de cavalerie dans une arène. La massue se fait guitare.
Emilia déroule ses tours de piste sans perdre la boule. Les balles s'échangent entre Eric et Neta. Chacun suit le fil de son histoire.
Une pluie de papiers colorés s'abat sur la piste. Les numéros se poursuivent sans discontinuer.
La souffleuse (thermique donc quasi silencieuse) entre en scène faisant voltiger les petits papiers. Une feuille qui tourbillonne dans le faisceau d'une lampe, c'est encore jongler.
Enfin se met en place le tableau final, évoquant le Radeau de la méduse de Géricault. Les artistes sont alors figés dans la position et seul Wes fait en sorte de déployer le drapeau. Tout va bien !

La boucle est bouclée. L’ovation est méritée mais la soirée n'est pas complètement finie.
Les artistes vont bénéficier d'un petit moment d'échanges avec le public avant que celui-ci ne retraverse les chattes en sens inverse et reparte dans la nuit désormais noire.

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