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vendredi 2 septembre 2022

La page blanche, premier film de Murielle Magellan

J’aime beaucoup les soirées-débats organisées par le cinéma Le Sélect d’Antony (92) et particulièrement celle-ci parce que j’étais curieuse de découvrir en tant que réalisatrice Murielle Magellan, que je connais et apprécie comme scénariste et écrivaine.

Pour son premier film, qui arrive sur les écrans alors que le public est à peine rentré de vacances, elle a choisi d’adapter la bande dessinée éponyme de Boulet et Pénélope Bagieu parue aux éditions Delcourt.
Eloïse (Sara Giraudeau) se retrouve assise seule sur un banc parisien. Son téléphone a disparu mais son sac est intact. Qui est-elle ? Que fait-elle là ? Elle ne se souvient de rien ! Elle se lance alors dans une enquête cocasse sur sa vie, pleine de surprises, pour découvrir qui elle est. Et si cette amnésie lui permettait de trouver qui elle est, de trouver l’amour, et de réinventer sa vie ?
Le temps de la réalisation est long puisque Murielle nous dira qu’elle avait flashé sur la BD en 2013 et que son intention de diriger Sara Giraudeau remonte à 2009, alors qu’elle jouait dans La nuit des rois, la pièce de Shakespeare montée par Nicolas Briançon au théâtre Comédia. Elle avait été touchée par son potentiel comique.
Les images sont très parisiennes, du fait d’avoir choisi un quartier de Montmartre, mais ce XVIII° là n’est pas souvent montré. Depuis la place Emile Goudeau et sa fontaine Wallace, on a une vue plongeante sur Paris, tout en bas de la vallée. Son nom rend hommage au poète, journaliste, romancier et chansonnier Emile Goudeau (1849-1906) fondateur du club littéraire des Hydropathes (de ceux que l'eau rend malade, et j'y vois une jolie coïncidence de la part d'une réalisatrice amatrice de vins) qui comprenait une bande de joyeux drilles dont Alphonse Allais, Jules Laforgue ou Charles Cros.

Elle est célèbre pour sa cité d'artistes, Le Bateau-Lavoir qui abrita les débutants devenus par la suite gloires de l'art de la fin du XIXème siècle et du début du XXème tels que Renoir, Picasso, Modigliani, Reverdy, Derain, Braque, Max Ernst, les Dadas… Peintres, sculpteurs, écrivains, poètes, gens de théâtre ont fait briller ici l'étoile artistique de Montmartre.

Si on excepte une séquence tournée à Montauban (ville natale de Murielle) tout se déroule dans ce Montmartre là qu'elle filme dans le même esprit avec lequel Woody Allen avait fait le film Midnight in Paris. Les premiers plans montrent la capitale sous un angle singulier, avec beaucoup de tendresse. Ensuite la caméra s’élève et reviendra régulièrement dans l’arbre, métaphorique de prise de recul.
Murielle rappelle qu’elle aime aborder l’indocilité. Elle excelle à capter l’étonnement, l’émotion spontanée. Elle a voulu cependant garder ce qu’elle appelle la citadelle intérieure de la BD, dont elle conserve le sens profond, mais en tirant des fils, saisissant des espaces que les auteurs ont laissé libres, de manière à réaliser un vrai film personnel. Ainsi elle a ajouté des séquences sur le vin. L’idée est excellente puisque l’oenologie exige une forte sensorialité, donc a la capacité à provoquer un réveil chez Eloïse.

Avoir ajouté une liste de livres au générique de fin est original. Elle cite des ouvrages qu’elle aime particulièrement et glisse une référence à la folie avec Gogol. Pudique, elle ne donne pas les siens mais j’ai reconnu dans un plan montrant un triporteur surmonté d’une grappe de ballons l’image qui fait la couverture de N’oublie pas les oiseaux, un roman dont le titre comprend ce verbe oublier qui est si important dans ce premier film. Peut-on y voir un double lapsus ?

De multiples détails attestent de l'intérêt de la réalisatrice pour la culture comme, dans la chambre d'enfant d'Eloïse, la publicité où Gérard Philipe vante la lecture (je l'avais remarquée dans une exposition à la Maison Jean Vilar cet été), une affiche de Vanessa Paradis et de Léonard Cohen.

La page blanche n’a pas pour objectif de raconter une tranche de vie, et pourtant on y croit. Probablement parce que nombre de détails ancrent le film dans le quotidien. Ce n’est pas réel mais ça sonne vrai. Mais pour nous rappeler régulièrement que c’est une fable, Murielle pratique des insertions d’images dessinées en  référence à la BD. Elles apportent aussi de la fantaisie tout en rappelant à notre cerveau que nous sommes dans la fiction.

Eloïse va retrouver progressivement la mémoire, et surtout comprendre l'origine de son amnésie. Elle sera aidée par un personnage un peu fantasque, au nom poétique de Moby Dick (Pierre Deladonchamps) et par l'amitié d'une collègue peu habituée à générer de la sympathie (Sarah Suco, la réalisatrice du si beau film Les éblouis) et qui se révèlera d'un dévouement exemplaire.
Tous les comédiens sont parfaitement choisis. La direction d’acteurs est parfaite. Les deux femmes composent un duo détonnant et positif. Sarah Suco joue une partition surprenante rappelant qu’il faut se méfier de l’eau qui dort. Sara Giraudeau interprète un kaléidoscope d’émotions. Elle est surprenante dans ce rôle de Colombine très lunaire, un peu perchée (et qui le sera pour de vrai à la fin), profondément touchante et drôle à la fois. Sa scène de faux strip-tease mérite de figurer dans une anthologie.

La bande-son est soigneusement conçue, autour d'une musique originale composée par Cyrille Wambergueavec aussi par exemple la chanson Souviens-toi de m’oublier de Gainsbourg, et la chanson de fin, co-écrite par Murielle à partir de souvenirs. On entend également  avec plaisir  deux morceaux proches du jazz manouche, Otchi tchornye (Les Yeux noirs) qui est un air traditionnel populaire tzigane russe, inspiré d'une valse du compositeur russe-allemand Florian Hermann, devenu un standard avec la version de Django Reinhardt. Egalement J'veux du soleil - Jamel Laroussi (1991), la chanson du groupe français Au p'tit bonheur.

On rêve tous de pouvoir reprendre sa vie en mains. De bénéficier de la chance de La page blanche. C’est l'opportunité que saisira Eloise Leroy mais le parcours sera difficile, sinon Murielle Magellan n’en aurait pas fait un film et puis les chemins de la mémoire sont riches de surprises !

Il faut aller voir ce film pour comprendre que oui :
… On devrait tous avoir un chat qui nous attende quelque part (et sur ce point le scénario est fidèle à la BD),
On devrait tous perdre la mémoire une fois dans sa vie. Histoire de s'alléger de notre héritage.
On devrait tous être des Eloïse Leroy.
Pour son premier en tant que réalisatrice c’est une révélation pour laquelle je pressens des trophées arriver. 

Je signale enfin qu'on verra Sarah Suco bientôt en prof de maths aux cotés de Jean-Pierre Darroussin dans L’école est à nous, un film réalisé par Alexandre Castagnetti qui sortira sur les écrans mi-octobre.

La page blanche, premier film de Murielle Magellan
Scénario et réalisation de Murielle Magellan
Avec Sara Giraudeau, Pierre Deladonchamps, Grégoire Ludig, Sarah Suco
En salles à partir du 31 août 2022
Merci à Christine Beauchemin-Flot pour cette invitation.

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