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jeudi 3 avril 2014

Histoire naturelle, premier roman de Nina Leger chez JC Lattès

J'ai reçu Histoire naturelle par la Poste, alors que je ne l'avais pas demandé. Je l'ai aussitôt ouvert et j'ai tout de suite su que j'allais modifier mon emploi du temps de la soirée pour en poursuivre la lecture. C'est donc sans surprise que je viens d'apprendre que le service des manuscrits de Jean Claude Lattès avait répondu positivement à Nina Leger dans les quinze jours. C'est assez rare de rentrer comme ça dans le monde de l'édition. Et d'autant plus qu'une autre maison, prestigieuse, lui a donné elle aussi son accord ... mais un tout petit peu plus tard, alors qu'elle avait déjà signé.

Son roman est très bien construit. L'écriture reflète la maturité des âmes bien nées. J'ai du vérifier par deux fois les indications biographiques de l'auteure, ne parvenant pas à me souvenir qu'elle était si jeune. J'ai eu envie d'avoir un entretien avec elle pour prolonger cette découverte. Il se trouve que ce fut sa première interview. Vous ne risquez donc pas de trouver ailleurs ce que vous allez lire à son propos.

Une fois franchie la première étape, les choses ont suivi un cours plus lent. Nina a patienté presque exactement un an avant d'avoir le texte entre les mains sous sa forme définitive de livre. Il est en librairie depuis le 5 mars et elle laisse faire les choses, sans interroger son éditrice sur les ventes, n'ayant d'ailleurs aucune idée de ce que serait un "bon" chiffre.

Un huis clos dans une bibliothèque ...

L'histoire se déroule dans une petite ville de province, qu'on désignera sous le nom de Saint-Mares, au sein d'une bibliothèque, mais cela aurait pu être dans n'importe quel autre "thèque", pourvu que ce soit un endroit spécialisé dans la conservation, avec des bureaux en sous-sol, où deux femmes se feraient face, dans un espace public qui est un lieu de silence.
Nina Leger connait bien l'univers des bibliothèques. En tant que chercheur. Elle termine une thèse en histoire de l'art sur l'utilisation de la perspective linéaire par des artistes conceptuels américains des années 70 comme Sol LeWitt dont j'ai vu des oeuvres à l'Espace culturel Vuitton et au Silo de Marines.
Les bibliothécaires risquent d'être heurtées par les premières pages, découvrant une image peu flatteuse  de la profession. Accueillir et conseiller un chercheur n'est pas la même chose qu'accueillir et conseiller la fille du postier qui vient pour la 3ème fois emprunter l'intégrale de Mimi Cracra. (p.14)

Alors, forcément, quand le maire lègue les enregistrements de mugissements d'animaux qu'il a faits dans les savanes africaines, et sachant qu'il existe au moins trente sept verbes pour caractériser les cris de ces bêtes (p. 16), sans parler du bruit de leur déglutition ou de leurs déplacements, le directeur se voit dans l'obligation de recruter une personne compétente puisque c'est à peine si son équipe connait la différence entre faune et flore.

Il activa la tuyauterie de son réseau, et après deux mois de siphonnage, la plomberie bureaucratique crachota une réponse. C'est là que les choses ont mal tourné. La réponse s'appelait Mlle Valleski.

La recrue "avance", abonde en bonne volonté, complimente astucieusement, mais sans parvenir à cacher un tempérament qu'on nous dit être celui d'une séductrice (p. 51, mais si elle n'était "que" séduisante ... ?) et qui perturbera gravement la vie de la narratrice qui se vit comme l'oryctérone de ces lieux en paisible hibernation depuis trois ans (p. 31) exaltant une jalousie paroxystique.

... qui devient un huis-clos entre la narratrice et le lecteur

Carole Valleski est-elle ce qu'on appelle une séductrice ou la narratrice l'en accuse-t-elle parce qu'elle est imbibée de jalousie par suite d'un déficit d'estime de soi (à moins que ce ne soit un trop plein de bouffée narcissique) ? La jalousie mise en scène par Nina Leger n'est pas celle du dictionnaire. C'est une sorte de synthèse de l'opposition entre désir et haine.

La structure paranoïaque pathologique de la narratrice est favorable et l'arrivée de cette collègue sera l'élément déclencheur. Le lecteur, et c'est intentionnel de la part de l'auteur, éprouvera longtemps de la compassion pour elle. Jusqu'à la page 111 où elle refusera le plaisir qu'un texte qu'elle a écrit a été préféré à celui de celle qu'elle nous montre comme sa rivale : je me sens trahie. J'avais prévu ma défaite.

Quelques pages auparavant le lecteur commençait à douter : et si toute cette histoire n'était que pur fantasme ? Cette Carole Valleski n'existe peut-être pas. Ou, si elle existe, peut-être n'est-elle pas celle qu'on nous montre. Un retournement est envisageable. Cette manière d'écrire est proche de celle qu'on adopte quand on est spécialisé dans les nouvelles (ce qui était le cas pour Nina Leger jusque là).

L'auteur prépare le lecteur au détachement : je n'ai personne avec qui m'étendre sur le confortable matelas de mon malheur (...) enragée perpétuelle; j'échafaude des vengeances pour des affronts que je n'ai pas reçus (...) trouvant là une jouissance d'orycterope (...) de bête aveugle. (p. 71)

Valmont au féminin

On pense à la construction du rapport amoureux tel qu'il est architecturé dans les Liaisons dangereuses. Et c'est sans surprise que la citation de ce livre apparait page 109. La narratrice s'avérera être une redoutable manipulatrice, sorte de Valmont au féminin provoquant la perte d'une Carole Vallesky-Cécile de Volanges. Nous ne sommes plus dupes de sa plainte, en tant que Mme de Clèves se retirant au couvent et s'y portant comme un charme (p. 50).

Et quand elle a causé sa chute (à ce moment là au second degré p. 143) elle veut nous faire croire que plutôt que d'emprunter la deux fois quatre voies de la réjouissance, ses sentiments se déroutent vers des sentiers saugrenus (...) elle s'apitoie, compatit.

Une histoire naturelle est un roman qui parle de rivalité, instauré par un rapport de dévoration. La narratrice dévore les compétences de l'autre pour devenir la même personne. C'est une histoire de doubles en miroir. C'est aussi un livre qui traite de la paranoïa.

Un sens de la métaphore et des formules qui font mouche

Il est rare de trouver dans un même roman autant de pépites comme
- J'y pense et j'y arrière-pense (p. 57)
- Le directeur du MNHN ...LZBA ...UR310 (...) le gratin des acronymes (p. 63)
- Elle est le titre et moi l'équivalent humain d'une note en bas de page, illisible, cantonnée dans un quasi-hors-champ, en corps 7 (p. 78)
- Imaginez cela et voyez ceci (p. 167)

On peut ajouter des références culturelles précises et nombreuses. A l'Angélique d'Ingres, attachée par les poignets à un rocher, sans savoir parce qu'on se situe encore au début du roman, si ce choix marque une tendance sadique ou masochiste. Le titre de l'oeuvre à lui seul mériterait qu'on s'attarde.
A la double photographie d'Helmut newton, Sie Kommen (Naked and Dressed), Paris, 1981 (p. 193) qui justifie la fin du roman.

L'un ou l'autre aurait pu être conçu comme marque-pages.

Le vernis craque. Celui qui polit les ongles comme celui de la société bienpensante, et pourtant ô combien médisante, d'un vase-clos provincial.

Cinq ans, dix ans ont passé

Je me suis interrogée sur l'avenir de la jeune femme. Son changement de vie professionnelle lui aura-t-il permis de s'apaiser ? Le drame qui nous a été donné à voir n'est-il qu'un épisode ? Aura-t-elle au contraire  fait de nouvelles victimes ?

Nina Leger préfère ne pas imaginer ... n'étant pas favorable à la résolution de l'énigme.

Il me vient une idée ... Elle est appelée dans une médiathèque de province pour traiter un fonds assez particulier pour lequel sa compétence est sollicitée. A son arrivée on lui présente une jeune femme qui va être sa collègue. Les ongles crissent. Elle se sent importante. Les ongles brillent, rouges, bombés. (...) Assise de l'autre côté du bureau, sa nouvelle collègue s'éternise à l'engloutir des yeux.

Histoire naturelle, Nina Leger chez JC Lattès, en librairie depuis le 5 mars 2014

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Il y a pire que cela : dans le Maine-et-Loire les "bibliothétaires" sont recrutées SANS BAC... certains ne savent même pas lire...

Marie-Claire Poirier a dit…

Je n'ai pas censuré ce commentaire parce que cela me permet d'insister sur le caractère fictionnel du roman qui ne doit pas être considéré comme un pamphlet contre les bibliothécaires.

Beaucoup de personnes exerçant ce métier sont des amies et leurs conseils sont précieux. Elles m'ont fait découvrir beaucoup d'auteurs.

Quant à considérer qu'avoir le Bac est une preuve de compétence je ne suis pas tout à fait d'accord. Disons que cela ne nuit pas. Je pense en particulier à mon père qui n'avait aucun diplôme et qui tant de fois m'a épatée par l'étendue de sa culture. Il lisait énormément et ses analyses étaient fines. C'était une autre époque mais je voulais le signaler.

Enfin lire cela se travaille. Et je gage que les bibliothécaires (je ne vous suis pas dans votre orthographe) du Maine-et-Loire progresseront.

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