En soirée, à partir de 20 heures à Avignon - Reine Blanche, Geoffrey Rouge-Carrassat effectue, dans une gestuelle réglée au métronome, un marathon insensé, prodigieux, spectaculaire de talent et de tension, intitulé Tryptique enchainant trois pièces, Conseil de classe, Roi du silence, et enfin Dépôt de bilan.auteur-
Je ne sais plus pour quelle raison j’avais loupé Dépôt de bilan l’an dernier, erreur de date ou d’horaire, car je me revoie dépitée devant l’affiche, un soir de juillet 2021.
Ce fut un mal pour un bien car cette fois ci c’est le tryptique complet qui se trouve à l’affiche (que j’aurais pu voir entre temps aux Déchargeurs en décembre 2021, si je n’avais pas été au Mexique à cette période).
Chacune est totalement indépendante des deux autres. Et non seulement le comédien a assuré l'écriture, mais aussi la mise en scène et bien entendu le jeu. Chacune est réussie et pourrait suffire à satisfaire un spectateur mais, par effet de contraste, l'ensemble démontre la palette inoubliable d'un très grand auteur-interprète.
Quant à l'équipe qui assure les lumières et la collaboration artistique elle est également la même pour les trois.
Dans Conseil de classe, il est un professeur, seul dans une salle de classe, à l’abri des regards et des oreilles et où tout est bien rangé. C'est l'occasion pour lui de dire à ses "élèves" ce qu'il ne s'est jamais risqué à leur dire.
L'homme s'emporte en ayant conscience de transgresser. On pourrait dire qu'il vide son sac. Vous êtes des plantes vertes, pas nés pour rester allongés sur une plage au soleil !
Pourtant il sait, lui, que faire mal, c'est faire mourir un peu. Qu'un seul mot peut te faire regarder le sol pendant trente ans. Il endosse ensuite le costume du dompteur encerclé par des fauves. Sa typologie animalière des comportements scolaires est jouissive à nos oreilles. La gestuelle a une précision de métronome.
L'enseignant est obsédé par l’utopie de transmettre quelque chose à ses élèves. Le pire serait qu’ils quittent la classe sans avoir rien appris, quitte à comprendre plus tard.
Je me suis souvenu d’un instant de désarroi quand une toute petite fille à qui j’avais demandé en fin d’après-midi ce qu’elle avait appris à l’école ce jour là m’a répondu d’une toute petite voix apeurée : mais j’ai rien pris ! Elle avait attendu sagement toute la journée que la cloche sonne.
Le personnage est si juste dans son délire que l'on ne peut qu'éprouver une profonde empathie pour lui, malgré des propos qui ne seraient pas politiquement corrects s'ils arrivaient aux oreilles des parents, persuadés que leurs enfants sont des anges.
Et pourtant le texte n'est pas loin de la vérité. On est captivé et secoué tout autant.
Quand nous revenons dans la salle, le décor a bien changé : un fauteuil de château, une table Louis XV à rallonges avec un matelas dessous, et une urne, discrète.
Roi du silence est un titre qui fait d'ailleurs écho à un jeu fréquemment orchestré dans les maternelles pour établir le calme, ou du moins le tenter.
Le point commun avec Conseil de classe, c'est qu'il s'agit encore d'une adresse à un tiers absent. Cette fois nous quittons le domaine professionnel pour entrer dans la sphère intime. Un jeune homme dévoile à sa mère, défunte, l'homosexualité qu'il a tenue jusque là secrète.
Cette seconde pièce commence par une cérémonie hautement fédératrice : l’enterrement rassemble plus que le baptême. Cela mérite de rompre le pacte de silence pour signer à haute voix un coming-out.
Les cendres seront dispersées conformément à la volonté de la défunte. Il n'y a pas de bande-son mais le comédien y sera aussi musicien percussionniste, avec cymbales et tambour. Pour faire mieux résonner une souffrance déchirante. Car le temps est venu d'arrêter de se taire pour ne plus avoir à mentir.
Le spectateur ne peut qu'être secoué. Mais l'interprétation est tellement forte qu'il est impossible de résister à l'envie de découvrir le comédien sous un troisième angle. Pour preuve : la salle est encore pleine pour cet opus.
Le ton change encore avec la troisième pièce, Dépôt de bilan, qui démarre dans le noir absolu. Un homme revient de ses vacances à la mer, et reprend le travail… son travail auquel il consacre tout son temps… son travail qui le passionne tellement… qu’il en a oublié sa femme et ses enfants sur la plage.
Il dézingue le barbecue de convivialité, avoue que s'allonger dans un transat est pour lui une vraie torture, qu'il ne se sent vivant que lorsque son agenda déborde.
Geoffrey Rouge-Carrassat nous livre cette nouvelle confidence avec un texte qui nous est jeté en une phrase de trente minutes non stop. C'est du grand art. Et il y a fort à parier qu'il n'a pas fini de nous étonner.
Quand la lumière se fait sur le plateau, le spectateur assiste à l'échafaudage d'une impressionnante quantité de tables, dont l'empilement évoque cette fois la réserve d'un magasin. Ce qui est fou c'est que les mannequins y semblent plus humains que l'homme.
Car le personnage (pas le comédien) est au bord du burn-out. Son agenda est plein, il se sent vivant. Le pire est qu’on se surprend à se reconnaître dans ses délires. Ça fait peur autant que ça réjouit. Et si j’avais eu tort avec mes 6 à 8 spectacles quotidiens ? Je retiens sa leçon et vais me reposer car il est plus de minuit.
Tryptique Conseil de classe/Roi du silence/Dépôt de bilan
Ecriture, mise en scène et interprétation : Geoffrey Rouge-Carrassat
Collaborateur artistique : Emmanuel Besnault
Création lumière : Emma Schler
Spectacle vu le Vendredi 15 juillet 2022 à Avignon Reine Blanche. Article rédigé après mon retour, à partir de mes notes et des publications faites chaque jour sur la page Facebook À bride abattue, rendant compte des spectacles vus la veille, aussi bien dans le In, que le Off ou le If. Les meilleures photos de la journée étaient publiées sur mon compte Facebook Marie-Claire Poirier peu après dans la matinée.
Pour accéder aux photos, suivre le lien :
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